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janvier 2012
UN
JUGEMENT DERNIER QUI EST TOUT
ACTUEL (Matthieu 25, 31-46)
Il peut
paraître incongru de commencer une nouvelle année avec le Jugement dernier et
pourtant la sagesse ne consiste-t-elle pas à « bien savoir compter nos
jours » Ps 90, 12).
Dans le
Premier Testament, il est question d’un « Jour du Seigneur ». Un
moment de rétribution eu égard aux réponses données, par Israël, à l’Alliance.
Ce moment se situe-t-il à la fin de l’histoire ou dans l’histoire ? Il il
est difficile de se prononcer.
Les textes
prophétiques (Amos, Abdias, Osée, Ésaïe, Jérémie, entre autre) font état de la
réaction du Seigneur face à des infidélités toujours renaissantes de son
peuple, jusqu’à parler d’un reste, un petit reste, qui, seul, sera sauvé, comme
le roseau froissé, le lumignon qui fume encore (És. 42,3).
Finalement,
le Seigneur en arrive à ne plus agir que « À cause de son Nom »
(autrement dit : par grâce) : « Ce n’est pas à cause de vous que
j’agis, maison d’Israël, mais bien à cause de mon saint Nom » (Ézéchiel
36, 20-24).
Dans le
Nouveau Testament, sous l’effet des idées apocalyptiques sans
doute, apparaît la notion d’un Jour de Jugement qui se situe au Dernier
Jour, après la fin de l’Histoire : le Jugement dernier où
« l’un sera pris, l’autre laissé » (Mt 24, 37-44).
Or, il se
trouve que dans la vision du Jugement de Matthieu 25, cette conception est démythologisée.
En Jésus Christ le commencement et la fin ne sont plus situés aux extrémités
d’une Création mythologique, mais se trouvent réunis au cœur et au centre de
l’Histoire.
L’Apocalypse
le dit en d’autres termes : Il est, ensemble, en même temps, l’Alpha et l’Ôméga, le Premier et le Dernier
(Ap 1,8 ; 21,6 ; 22,13). Le iv
ème Évangile s’en fait l’écho : « Celui qui écoute ma parole et croit
en celui qui m’a envoyé a la vie éternelle, il ne vient pas en jugement, il est
passé de la mort à la vie » (Jn 5, 24). Paul, évoquant la relation
historique qui relie Israël et l’Église écrit : « Dieu a enfermé tous
les hommes dans la désobéissance afin de faire miséricorde à tous » (Rm
11, 12).
L’ouverture
universelle chez Paul, le temps de la foi chez Jean, ne font rien perdre de
leur densité à nos pensées et à nos actes. Nos actes et nos pensées ont des
conséquences, conséquences proches ou éloignées, mais qui ont toutes le
caractère d’avoir une portée « dernière ». Ainsi, par exemple, si nous avons ou non
facilité, dans notre pays, l’installation d’un régime injuste et corrompu, ou
si, par notre abstention, nous avons « laissé faire », nous
sommes comptables de toutes les
conséquences qui en s’en sont suivies.
Israël se
sait jugé en fonction de la Tôrâh, mais Matthieu 25 nous parle d’un jugement
« des nations ». Il ne s’agit ni du jugement d’Israël ni de celui de
l’Église, mais du jugement des nations. Les nations, qui, hormis Israël,
réunissent croyants de toutes religions et incroyants en tout genre sont
jugées par rapport au Christ, à Jésus, présent en la personne de ceux auxquels
il s’identifie (ceux qui ont faim et soif, qui sont étrangers nus, malades, en
prison, comme lui-même l’a été). Nous sommes sur le plan humain, en dehors de
toute religion,.
Jésus ne
demande pas qu’on l’adore, mais que nous le confessions à travers notre attention
aux autres et sans doute aussi, en permettant à ceux qui agissent selon le
Christ (non selon l’Homme, mais selon cet homme qu’a été Jésus) sans le savoir,
d’en prendre conscience. Le jugement des nations se comprend en toute
laïcité : il est difficile d’admettre que tout être humain doive être jugé
au nom de « Dieu » ou d’un dieu ou d’une religion, en revanche tout
être humain peut être jugé sur son comportement à l’égard de son prochain.
Nous menons
une vie cruelle pour tous ceux que la naissance n’a pas, de quelque manière,
favorisés et la vie moderne, urbaine est cloisonnée et agitée. Pour se remettre
en présence du monde des « petites gens» (parlant de leur condition,
non de leur esprit) qui sont les plus exposées à la faim, la soif, le rejet, le
froid, la maladie, la prison, il faudrait que, de temps à autre, nous nous déplacions
en autobus, métro ou RER dans certaines de nos banlieues.
L’autre
problème de la vie moderne est qu’il est difficile, voire hors de portée, pour
des personnes individuelles d’apporter une aide efficace à tous ceux qui en ont
besoin. Le monde actuel exige que l’on s’organise pour les secours. Les
municipalités , les Églises, les grandes organisations caritatives, les ONG, le
font. En les rejoignant, nous pouvons entrer dans la vision de Matthieu 25, par
authentique générosité, sans idée de mérite, sans même en être scient.
Les
« danses macabres » que nous ont laissé les fresques du Moyen âge
(voir La Chaise-Dieu) illustrent à leur manière la vision de Matthieu 25. Elles
montrent des papes, des évêques, des rois et des princes, entraînés en Enfer
alors que de simples tâcherons, d’humbles mères de famille, sont accueillis
au Paradis. Le dernier Jour est celui de la plus grande surprise.
Aujourd'hui,
les protagonistes de cette vision de la chrétienté médiévale ont changé :
nous pouvons évoquer des agnostiques, des croyants d’autres religions, qui
sont accueillis par le Christ Jésus, alors que certains « chrétiens »
ne le sont pas. On comprend l’étonnement (le mot n’est pas trop fort) des uns
et des autres » : « Quand t’avons-nous vu affamé, assoiffé,
étranger, nu, malade ou en prison et ne sommes-nous pas venus à ton
secours ? ».
Ce qui a
aussi changé, pensons-nous, est l’idée mythologique d’un Jugement dernier. Nous
avons vu, plus haut, comment cette conception se trouve démythologisée dès
lors que Jésus Christ transpose ce qui est Premier et Dernier au cœur et au
centre de l’Histoire.
Nous pouvons
ajouter qu’il existe un Jugement « avant-dernier » : le Jugement
de l’Histoire, aux termes duquel certaines personnes, certaines catégories d’acteurs
de l’histoire (criminels de guerre, criminels contre l’humanité, par exemple)
sont voués à la détestation ainsi que ceux qui ont collaboré avec eux et ceux
qui, par leur abstention, les ont laissé faire. La différence est qu’il s’agit
d’un jugement humain, selon des critères qui, même s’ils sont humanistes et
généreux, sont prononcés par des personnes (nous) qui, elles-mêmes ne sont pas
« justes ». Le Tribunal international de La Haye montre combien
difficile est une justice humaine qui se veut reconnue par un droit universel.
Dans l’optique d’un Jugement qui n’appartient qu’au
Seigneur, nous nous garderons de faire nous-mêmes aucun tri (voir la parabole
de l’ivraie dans Mt 13, 24-30 ; 36-43) et nous nous souviendrons du
conseil de Calvin (pourtant partisan de la double prédestination des élus et
des réprouvés) : « Regarder, dans la pratique, tout un chacun comme
sauvé »[1].
Dans la
vision de Matthieu 25 le Jugement est « dernier » non parce qu’il se
situe à une fin mythique de l’Histoire et qu’il est prononcé par un Dieu qui
siège dans l’Au-delà, mais parce qu’il se décide en fonction de Celui qui est
Alpha et Ôméga, Premier et Dernier, du Juste qui a vécu au milieu de nous, au
cœur de l’Histoire, où il a eu faim et soif, il a été rejeté, il a été nu,
malade et prisonnier ; ce Juste et ce Saint qui continue d’être présent
(alors même que cela ne se produit pas de façon manifeste) dans et par le
rapport que sa parole établit entre sa personne et les affamés, assoiffés,
étrangers, nus, malades, prisonniers de nos sociétés.
Pareille
vision peut bien transformer la nouvelle année qui commence en une année
« nouvelle » à partir du moment où ce qui est présenté dans
l’Évangile comme une vision devient des réalisations à travers
nos engagements.
Jacques
Gruber
[1] Institution de la religion chrétienne,, III, xxiii, 14 où Calvin cite d’ailleurs Augustin,
De correptione et gratia.
février 2012
« LE SAINT DE DIEU », Marc 1, 24
L’Évangile
selon Marc nous relate un épisode qui peut paraître banal. Un homme, dont nous
pouvons penser qu’il était membre du peuple Juif, mais qui, lorsqu’il se
réfère, d’une manière générique, à « Dieu », ne manifeste aucune
éducation religieuse juive particulière, cet homme est saisi par un esprit
impur et s’écrie « Jésus de Nazareth, tu es venu pour nous perdre. Je sais
qui tu es : Le Saint de Dieu ». Là dessus Jésus exorcise cet homme.
Que disait-on
de Jésus, en ces mêmes jours ? Pour les uns, il est l’un des prophètes de
retour ou le dernier des prophètes, pour André (Jn 1,41), pour Pierre (Mt
16,16) il est le Christ, le Messie, mais en quel sens ? Dans la bouche des
disciples, c’est sans doute au sens nationaliste du titre (celui qui va
délivrer Israël de l’occupation romaine).
Jésus a-t-il
dit quelque chose de lui-même ? Suivant les évangiles synoptiques :
(Matthieu, Marc, Luc) il se présente comme « Fils de l’homme » (expression
tirée de Daniel 7,11) qui est une évocation eschatologique, à peu près
équivalente de « l’homme de la fin des temps » ou en qui les temps trouvent
leur accomplissement.
Avec le iv ème Évangile, les titres de Logos, de
Fils du Père, lui sont décernés. Nous sommes dans une optique christologique,
déjà spéculative.
Aujourd'hui
nous entendons dire qu’il était un rabbi (un maître), un prophète, un sage
(parfois même : un révolutionnaire).
La
sainteté, le sacré, la justice :
Pour le
judaïsme, il peut y avoir des « hommes de sainteté », un « pays
de sainteté », une « langue de sainteté », mais seul le
Seigneur est Saint. Le démon qui agite ce malheureux homme voit mieux que tout
autre en proclamant de Jésus qu’il est le « Saint de Dieu ». Il ne
dit pas de Jésus qu’il serait un « homme de sainteté » ou un saint,
mais bien « Le Saint de Dieu » autrement la Seigneur lui-même qui,
seul, est Saint.
À côté de la
sainteté, il existe aussi un secteur du sacré en Israël. Le sacré peut
concerner des personnes mais aussi des objets, des temps, des lieux qui sont
entourés de crainte et de vénération. Il s’est développé autour de l’Arche,
puis du Temple, de son culte, de son clergé, de ses rites, de ses traditions.
Il a alimenté une morale du pur et de l’impur à tendance ségrégative,
renforcée par l’ignorance des maladies psychiques. En son temps, Jésus dénonce
la propre justice de certains de ses contemporains, mais, horrmis l’influence
du Temple et mis à part les personnages célestes généralement appelés « anges »,
mais aussi qualifiés parfois de « saints », en Israël nul n’est
saint, en revanche, on y reconnaît des « justes » (TseDiKiM).
La question que se posait Luther n’était pas « Comment faire pour devenir
un saint ? », mais « D’où vient que nous soyons rendus justes
devant Dieu ? ».
Incidence
christologique :
« Le
Saint de Dieu » : si cette appellation, unique dans la Bible, était
christologiquement la plus juste ? Pose-t-elle moins de problèmes que celle
du « Fils » (la christologie johannique) ?
Dire de Jésus
qu’il est le Saint, c’est dire qu’il est le Kyrios, le Seigneur et, par là
même, c’est affirmer la réalité du Saint Esprit, car sans le Saint Esprit
personne ne peut dire cela (« Nul ne peut dire : Jésus est le
Seigneur ! si ce n’est par le Saint Esprit », 1 Co, 12, 3). Nous
retrouvons ainsi les trois Personnes de la Trinité (Tri-unité).
Conséquences
trinitaires :
Les Personnes
de la Trinité deviennent alors :
* le Saint
de Dieu (au lieu du Fils),
* le Saint
en lui-même, le Saint Unique, le
Seigneur, (à la place du Père),
* l’Esprit Saint
(non pas un Esprit –ou un esprit- de sainteté !).
Le fait que
trois Personnes (le Saint en lui-même qui n’est pas enfermé en soi, le Saint au
milieu de nous, le Saint au-dedans de nous) soient énoncées ne touche pas à
l’unité du Saint Unique, car, chaque fois que l’une de ces trois Personne est
évoquée
a) le Saint Unique est présent comme tel
(comme seul et unique Saint), sans avoir besoin de recourir à la
consubstantialité;
b) chacune
renvoie aux deux autres et ainsi de suite (ce que la théologie classique
appelle la périchorèse, ou circumincessio).
En
conservant, pour chacune des trois Personnes, leur référence à la sainteté,
nous l’exprimons non d’une façon spéculative, mais selon l’ordre pragmatique
de la Parole qui produit les effets qu’elle annonce.
Il est
surprenant que l’Esprit qualifié comme « Saint » ait mis du temps
pour être intégré à la Trinité (voir Grégoire de Nazianze qui militait pour
cela et le concile de Constantinople de 380-381), alors que le Père ou le Fils,
renvoyant au modèle patriarcal et non au Saint, restent forcément ambigus. Ce
sera alors la Trinité elle-même, hypostasiée, qui deviendra la « Sainte
Trinité ».
La confession
de foi du malheureux de Marc 1, 24 présente, en outre, l’avantage d’annoncer la
conséquence de la présence du Saint de Dieu, ce que ne fait pas la Trinité
telle que nous la recevons du dogme. Nicée-Constantinople est spéculatif, non
pragmatique ; il est spéculativement juste, mais est-il effectivement
vrai ?
[bémol :
la relation spécifique de Jésus au Père dans les synoptiques (voir Gethsémani)
dont il fait « notre Père » (Mt et Lc) rejoint les relations du Père
et du Fils dans le iv ème Évangile]
Le
« Saint de Dieu » est Seigneur et Sauveur :
Ici, le Saint
de Dieu est venu. Il est venu pour nous, pour nous délivrer de
tous les esprits qui nous tourmentent. Il amène les humains qui nuisent à notre
corps et à notre esprit à se démasquer et cet événement, toujours de nouveau
rendu actuel, est véritablement propre, adapté à la finalité requise, il
réalise ce qu’il annonce : le salut ou, en termes plus bibliques : la
sanctification : « Soyez saints, car je suis saint, moi le Seigneur,
votre Dieu » (Lévitique 19,2), comme le déclare la Parole au peuple
d’Israël. Mais la sanctification crée-t-elle des humains sur-naturels ou
est-elle un processus existentiel qui dure tout au long de la vie et se situe
dans notre quotidienneté (voir « l’ascèse dans le monde » de Calvin,
« la sainteté dans la vie quotidienne » de Thérèse de Lisieux).
Le Saint
Unique devenu être humain conduit les démons et les mauvais esprits à se
révéler. Il n’y a pas de diable, il y a des mentalités diaboliques ; il
n’y a pas de Satan, mais des gens voués à détruire l’œuvre du Christ ; il
n’y a pas de Tentateur, mais des démagogues qui nous font entendre ce que nous
souhaitons entendre ; il n’y a pas de démons qui nous habitent, mais des
mauvais esprits en chair et en os, eux-mêmes en souffrance, qui nous harcèlent.
C’est en et par des êtres humains que l’esprit (au sens anthropologique)
prend corps et que d’autres humains peuvent être dominés, terrorisés,
asservis, tourmentés, sinon perdus (car ils n’ont pas cette possibilité), du
moins : éperdus.
Être sauvé :
La psychanalyse
et d’autres sciences humaines nous expliquent comment une psychè peut être
malade, rendre malade un humain et en faire un problème, voire un fléau, pour
son entourage. La thérapie de la parole, la prescription de médicaments
chimiques, les règles d’hygiène mentale, les exercices corporels, nous
offrent-ils vraiment le moyen de nous en sortir ?
Là où le
Saint Esprit rend présent le Saint, venant du Saint Unique, qui a vécu au
milieu de nous, de nouvelles existences s’inaugurent.
Nouvelles,
ces existences le sont, en particulier, du fait qu’elles n’engendrent pas un
salut individualiste ou universel au sens impérialiste du terme, mais un salut
qui ne peut pas se satisfaire de sa réalisation dans notre existence
personnelle et appelle le salut des autres aussi.
Jacques
Gruber
mars 2012
Le changement
Le
changement
La neige prévisible
ne vient cependant jamais qu’à son heure, ensuite, elle fond au soleil.
La crise,
elle aussi prévisible, nous surprend néanmoins toujours parce que nous ne voulons
pas la voir venir. Lequel de nos Soleils nationaux européens, mondiaux la
dissipera-t-il ?
Comme son nom
l’indique (krisis : dénouement) n’est-elle pas la sanction immanente
de nos comportements individuels, sociaux, économiques, écologiques ? N’exige-t-elle
pas une réforme des manières de penser et de vivre de chacun de nous en
Occident comme en Orient ?
En
paraphrasant le Notre Père, nous pourrions dire : « Ne nous conduit
pas dans la crise, mais délivre-nous du besoin ».
Le besoin est
renaissant. Lorsque nos besoins immédiats (nourriture, vêtement, logement,
instruction, affections) sont satisfaits, d’autres besoins naissent et quand
ceux-ci sont assouvis d’autres encore et ainsi de suite, cela n’a pas de fin. Et,
comme la satisfaction des besoins exagérés de certains produit la pénurie pour les autres, c’est un
cercle vicieux. Les réformes tentent d’y remédier, mais il faudrait plus, or une
réformation n’est pas possible hors l’action de la parole de Dieu, il reste
alors les sursauts d’indignation et de colère, les révolutions qui, eux
aussi, n’accomplissent pas la justice et nous entraînent dans une fuite en
avant insatisfaisante.
Les
changements extérieurs (régimes, lois, gouvernements) sont nécessaires, mais ne
sont rien s’ils ne sont pas accompagnés de changements intérieurs et
vice-versa.
Changer un enfant d’école peut
aider à résoudre ses problèmes scolaires, mais il faut aussi qu’il prenne
certaines résolutions.
Dans l‘opérette
La Fille de Madame Angot, de Charles Lecocq (1872) les acteurs
chansonnent le Directoire qui a suivi la fin de l’Ancien Régime, la Révolution
et la Terreur, au moment où Barras occupe le devant de la scène :
« Barras
est roi, Lange est sa reine
ce n’était
pas la peine (bis)
assurément
de changer de
gouvernement ! »
Derrière nos
prières, il y a la demande plus essentielle : Qu’il y ait un Dieu qui ne soit
pas seulement pour nous « comme un père » (Ps 103, 13), mais dans la
même relation que Jésus au Père.
Cette
relation qui nous apporte la réconciliation avec nous-mêmes et avec les autres
est propre à nous faire prendre une réelle distance avec le besoin parce
qu’elle nous libère, si peu que ce soit, de nous-mêmes, de nos pesanteurs et de
la soif inextinguible de l’avoir.
Le changement
qui est ici en cause concerne nos manières de penser et de vivre. Il appelle à placer
les manières d’être que l’Évangile nous propose, tant dans le Premier Testament
que dans le Nouveau, avant les manières de posséder (même en ce qui concerne la
possession de la terre, du savoir, des moyens de production et surtout, du pouvoir).
Cela ne vise pas que les conduites morales, cela concerne nos actes de citoyens
(politique, économie, écologie).
Nos manières
d’être sont-elles nécessairement des superstructures qui reflètent l’infrastructure
écolo-économico-sociale (comme le veulent les marxismes), ou, à l’inverse, ces
manières d’être orientent-elles décisivement les réalisations écologiques, économiques
et sociales (thèse de Max Weber) ? Il est sûr que, lorsqu’elles sont d’un
ordre tel qu’elles nous libèrent d’une sujétion aux besoins, elles nous arment
pour affronter les crises.
Jacques Gruber
avril 2012
CARÊME
Marc
9, 2-12
(2) Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre,
Jacques et Jean et les emmène seuls à l'écart sur une haute montagne. Il fut
transfiguré devant eux, (3) et ses vêtements devinrent éblouissants, si blancs
qu'aucun foulon sur terre ne saurait blanchir ainsi. (4) Élie leur apparut avec
Moïse; ils s'entretenaient avec Jésus. (5) Intervenant, Pierre dit à Jésus:
"Rabbi, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes: une pour
toi, une pour Moïse, une pour Élie." (6) Il ne savait que dire car ils
étaient saisis de crainte. (7) Une nuée vint les recouvrir et il y eut une voix
venant de la nuée: "Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le! (8)
Aussitôt, regardant autour d'eux, ils ne virent plus personne d'autre que
Jésus, seul avec eux.
(9) Comme ils
descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce
qu'ils avaient vu, jusqu'à ce que le Fils de l'homme ressuscite d'entre les
morts. (10) Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce qu'il
entendait par "ressusciter d'entre les morts". (11) Et ils
l'interrogeaient: "Pourquoi les scribes disent-ils qu'Élie doit venir
d'abord?" (12) Il leur dit: "Certes, Élie vient d'abord et rétablit
tout, mais alors comment est-il écrit du Fils de l'homme qu'il doit beaucoup
souffrir et être méprisé?
Si nous
sommes sur la haute montagne dans la Gloire sachons que nous ne pourrons nous y
établir et lorsque nous serons sur le Golgotha de la Croix sachons que notre
épreuve peut être l’occasion d’un témoignage.
Dans la
Bible, la Gloire est associée à la lumière, l’illumination, une grande clarté,
mais cette aura ne vaut que par Celui qu’elle met en évidence tel qu’il est
dans et pour l’Éternité. Cela n’a rien à voir avec le triomphalisme, l’or,
l’art, le spectacle, mais avec une vérité première et dernière.
La vérité de
notre vocation terrestre, elle, c’est la croix. Une croix sans dolorisme, sans
masochisme, sans culpabilisme, telle qu’elle vient à nous, sans l’avoir cherchée,
sans tenter de l’éviter. Cette vérité de notre vocation terrestre peut devenir,
sans même que nous l’ayons délibéré, un témoignage porteur de libération pour
d’autres. Le moment venu, elle ne s’exprimera pas dans une théologie de la
gloire, mais avec la théologie de la croix (voir Luther, Thèses de
Heidelberg, 1518).
C’est cette théologie
que chante Jean-Sébastien Bach avec « Ô Jésus que ma joie demeure ».
Que ma joie demeure « malgré le mal et la souffrance, malgré les limites
de notre raison et les révoltes de notre cœur, malgré nos incompréhensions et
nos refus, malgré l’ignorance et l’incrédulité » (comme dit la confession
de foi de Karl Barth).
Il y a des
jours où nous sommes sur la montagne avec Jésus, où nous nous sentons pleins de
foi et d’allant. Nous pensons que cela va durer, mais il suffit d’une nuée qui
passe (une sollicitation extérieure, un trouble, une distraction) pour tout effacer.
Quand on est
sur la montagne, il y a un moment où l’on en redescend. Après que la parole de
Dieu a éveillé un écho dans nos cœurs, soyons capables d’entendre l’annonce de
la Croix.
Les disciples
qui ont vécu la Transfiguration se sont endormis à Gethsémani, l’ont renié.
Ils ont abandonné Jésus et se sont cachés, terrorisés par la crainte d’être
arrêtés à leur tour.
Le jour de la
Crucifixion (à l’exception de Jean, suivant le iv
ème Évangile), pendant le chabbat qui a suivi et même au matin du premier jour
de la semaine, il n’y avait plus personne. Ce sont d’humbles femmes, à l’aube,
qui se rendent à la tombe pour accomplir les rites funéraires qui n’ont pu être
exécutés à temps. N’imaginons pas que nous ferons mieux qu’eux. Si, déjà, nous
faisons aussi bien qu’elles.
C’est le don
du Saint Esprit, lors de la Pentecôte, qui emplit Pierre de hardiesse pour
annoncer le Ressuscité et affronter le tribunal après la guérison opérée à la
Belle Porte. Le témoignage ne se fabrique pas et ne s’improvise pas, il nous
est toujours donné en fonction des circonstances, il nous surprend et nous
édifie nous-mêmes.
Paul nous en
donne l’exemple lorsque, étant en prison (sans doute à Éphèse) il écrit aux
chrétiens de Philippes :
Philippiens 1
(12) Je veux que vous le sachiez, frères: ce qui m'est arrivé a plutôt
contribué au progrès de l'Évangile. (13) Dans tout le prétoire, en effet, et
partout ailleurs, il est maintenant bien connu que je suis en captivité pour
Christ, (14) et la plupart des frères, encouragés dans le Seigneur par ma
captivité, redoublent d'audace pour annoncer sans peur la Parole. ».
Plus loin, dit-il
aux Philippiens : « Priez pour moi » ? Non, mais : « Réjouissez-vous
dans le Seigneur en tout temps ; je le répète, réjouissez-vous » (4, 4)
et « priez pour vous » (« Ne soyez inquiets de rien, mais en
toute occasion, par la prière et la supplication accompagnées d’action de
grâces faites connaître vos demandes à Dieu. Et la paix de Dieu qui surpasse
toute intelligence, gardera vos cœurs et vos pensées en Jésus Christ »,
4,6). Ici, le « poisson d’avril » c’est ICHTUS (Jésus Christ Fils de Dieu
Sauveur).
La croix vécue
par Paul à cause de l’Évangile est devenue un témoignage pour les païens et
pour les chrétiens de Philippes.
Le témoignage
chrétien n’est pas la négation de l’autre (prosélytisme), il n’est pas une
façon de se faire justice, il est justice parce qu’il répand la vie et non la
mort autour de lui, quand bien même devrait-il entraîner la mort du martyr. La
vengeance de l’Homme ne peut témoigner de la justice ni de la miséricorde du
Seigneur. Le témoignage est
re-créateur, pour le témoin et pour les autres parce qu’en dernière analyse, il
n’est pas notre œuvre (le projet d’être
faits participants de la passion du Christ), mais celle de l’Esprit du Christ.
Il est le fruit d’une occasion qui nous est offerte sans l’avoir prévu. Le plus
souvent, comme les allumettes, il ne sert qu’une seule fois, nous ne pouvons
pas en faire notre fond de commerce.
Á tous ces
titres, il n’est pas triste, il inaugure quelque chose de neuf, il est libérateur
et créateur de liberté (liberté intérieure de celui qui est sous la croix,
liberté extérieure de ceux qui le reçoivent). Il peut devenir sujet de joie, il
est une occasion de rendre grâces, d’aller plus loin.
Jacques
Gruber
mai 2012
RÉSURRECTION
Les
témoignages du Nouveau Testament sur la résurrection de Jésus nous renvoient-ils
à une ressuscitation (comme le fils de la Chounamite, 2 Rois 4,32-37) ; le
jeune homme de Naïn, Lc 7, 11-17) ? Sont-ils ceux d’un enlèvement au Ciel
(comme Hénok, Ge 5, 23-24 ; Élie, 2 Rois 2, 11-14) ? S’agit-il de
l’assomption d’un-e mort-e (la dormition ou l’assomption de Marie) ?
Lisons l’un
de ces témoignages :
Jean 20:
« (1) Le premier jour de la semaine, à l'aube, alors qu'il faisait encore
sombre, Marie de Magdala se rend au tombeau et voit que la pierre a été enlevée
du tombeau. (2) Elle court, rejoint Simon-Pierre et l'autre disciple, celui que
Jésus aimait, et elle leur dit: "On a enlevé du tombeau le Seigneur, et
nous ne savons pas où on l'a mis." (3) Alors Pierre sortit, ainsi que
l'autre disciple, et ils allèrent au tombeau. (4) Ils couraient tous les deux
ensemble, mais l'autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le
premier au tombeau. (5) Il se penche et voit les bandelettes qui étaient posées
là. Toutefois il n'entra pas. (6) Arrive, à son tour, Simon-Pierre qui le
suivait; il entre dans le tombeau et considère les bandelettes posées là (7) et
le linge qui avait recouvert la tête; celui-ci n'avait pas été déposé avec les
bandelettes, mais il était roulé à part, dans un autre endroit. (8) C'est alors
que l'autre disciple, celui qui était arrivé le premier, entra à son tour dans
le tombeau; il vit et il crut. »
Luc 24, 12
fait également mention des bandelettes restées dans la tombe vide. : « Pierre cependant partit et courut au
tombeau; en se penchant, il ne vit que les bandelettes, et il s'en alla de son
côté en s'étonnant de ce qui était arrivé. »
Le récit du
Quatrième Évangile : la tombe où l’on ne retrouve pas le corps de Jésus,
mais cependant les bandelettes qui l’avaient entouré et le linge placé sur son
visage correspond à ce que l’on nommerait aujourd'hui « le signifiant de
la Résurrection ». Si le corps de
Jésus avait été enlevé, aurait-on pris la peine et le risque de le sortir de
ses bandages ? La notation des
bandelettes et du suaire qui ne sont pas abandonnés par terre, en désordre,
mais pliés et rangés, ajoute à cette impression d’une scène de résurrection.
Sur le plan
historique, on ne peut pas ignorer les questions, à vrai dire indépassables,
que posent et ne cesseront de poser, ce texte.
Il y a bien
des traditions, comme en islam, qui disent que Jésus n’est pas mort sur la
croix, mais, elles ne nous disent pas ce qu’il en a été de lui par la suite.
D’autres traditions parlent d’une subtilisation du corps de Jésus. Elles se
bornent à cette assertion sans que rien n’indique qui auraient eu intérêt à
cela ni ce qui a pu être fait du corps. En dehors des témoignages évangéliques
qui constatent son absence dans la tombe, au lendemain du chabbat, nous ne
connaissons aucune autre tradition, de quelque origine que cela soit, sur le
corps de Jésus : tout se passe comme s’il avait disparu. Les évangiles se
situent d’emblée sur le plan de l’universel et de l’éternel.
Théologiquement,
la résurrection de Jésus ne ressemble à rien d’autre : elle est de l’ordre
d’une re-création dans l’éternité. C’est un scandale et une folie pour notre rationalisme,
mais pas pour une pensée relevant de « l’esprit de finesse », comme
disait Blaise Pascal (note 1) et moins encore pour la foi en la personne de
Jésus dont l’Évangile fait de nous les contemporains (Sören Kierkegaard, note
2).
La
résurrection de Jésus nous oblige à faire des options théologiques.
Avons-nous
une théologie de la gloire (à partir de la création et de la psychologie
introspective, fondée sur la raison et la métaphysique chrétienne, proposée par
l’autorité de l’Église), ou une théologie de la croix (partant du scandale
et de la folie du Messie crucifié) ?
Cherchons-nous
des preuves (le Saint Suaire de Turin, les « visions » du Christ
comme celles dont témoignent le poète Max Jacob ou la philosophe Simone
Weil) ?
Sommes-toujours
dans « l’économie » (note 3) de l’histoire sainte continuée (qui est
celles des apparitions aux disciples), ou bien, depuis que les canons du
Premier Testament et du Nouveau Testament ont été clos, dans une « économie »
de l’annonce, de la prédication, du témoignage
(une « économie » kérygmatique, note 4) ?
Rudolf Bultmann
avait eu cette expression non pas simplifiée, mais synthétique :
« Jésus ressuscite dans le kérygme »).
Aujourd'hui,
et cela depuis déjà longtemps, la résurrection de Jésus réside dans les
« possibilités d’existence humaine » (R. Bultmann) totalement
inédites auxquelles renvoient et nous font accéder, toujours encore, toujours
de nouveau, les témoignages évangéliques au sens large : les
témoignages qui concernent la résurrection inséparablement de ceux qui se rapportent
aux comportements de Jésus et à sa prédication du royaume.
L’annonce du
Ressuscité, de Jésus ressuscité, du Messie (Christ) crucifié ressuscité,
dans la prédication sous toutes ses formes, lesquelles englobent le baptême et
la cène, cette annonce, provoque un changement de pensée et d’existence, de
façon de se voir soi-même et de travailler sur soi, de considérer les autres en
se déprenant de soi-même, de regarder les êtres, les choses, les événements et
de les transformer. C’est une actualité de l’ordre de « l’éternité
présente dans l’instant » (Kierkegaard), vécue de manière charismatique
dans nos existences (suite au témoignage intérieur du Saint Esprit qui
atteste les Écritures bibliques, Calvin, note 5), comme une intelligence nouvelle
de soi, du monde et de l’histoire, une nouvelle intelligibilité et une
source inépuisable de sens pour l’être humain, la société, l’histoire, le
monde.
La
Résurrection aujourd'hui consiste en l’ensemble des effets charismatiques (les
effets ayant pour cause l’action du Saint Esprit : métanoïa, nouvelle
naissance, tant sur le plan individuel qu’ecclésial) engendrés par l’annonce de
l’Évangile (au sens large qui peut comprendre toute la « Bonne
Nouvelle » biblique), annonce qui comporte nommément celle du Ressuscité.
Nous parlons
de la Résurrection de Jésus à partir de notre propre régénération par l’Esprit.
Annoncer l’Évangile, en paroles et en actes, c’est la Résurrection (universelle
parce qu’éternelle) en marche.
Celui qui se
met en tête d’annoncer la Résurrection (ou le Ressuscité) doit d’abord savoir
ce que ces mots peuvent évoquer chez son auditeur. Pour ce dernier, c’est
peut-être une tradition religieuse, comme il y a des traditions hindouistes,
bouddhistes, musulmanes, animistes ou c’est, sans doute, un mythe. C’est à
partir de son comportement, de ses attitudes devant les événements, puis en
raison de la manière dont il transmettra dans l’actualité de son interlocuteur
l’annonce du Royaume dont témoigne l’Évangile, c'est à dire bien avant de prononcer
les mots de Résurrection et de Ressuscité. À vrai dire, c’est à son
interlocuteur d’en venir, de lui-même, à trouver ces mots.
Depuis
William Wrede (1859-1906), on nomme cela « le secret messianique » (note
6) : nous n’avons pas cru en Jésus parce qu’on nous l’a enseigné, mais suite à
une découverte personnelle. Assistant à l’agonie de Jésus, le centenier qui commandait
la crucifixion sur le Golgotha, soldat romain éloigné de toute culture
biblique, a fait cette découverte pour lui-même : « Vraiment, cet
homme était Fils de Dieu » (Mc 15, 39).
C’est à
partir de la Croix et du Messie crucifié que notre auditeur découvrira la
Résurrection et le Ressuscité. On appelle ça la « théologie de la
croix » (Luther, Controverse de Heidelberg, 1519).
Jacques
Gruber
juin 2012
TÉMOIGNER
Lorsqu’on
parle d’évangéliser, il se peut qu’on sous-entende : prosélytisme. Le
témoignage est ailleurs, il n’est pas volontariste, il serait plutôt
opportuniste. À condition de parler d’un opportunisme qui ne dépend pas du
hasard, mais qui est don de Dieu. Tout ce qui touche à la Pentecôte, qui est
celui de l’Église, relève de l’impromptu, du charismatique : un souffle
qui n’est pas du vent, mais, au contraire, dispensateur de nombreux dons
propres à nous transformer et, à travers nous, la société où nous vivons, voire
même le monde qui nous entoure.
S’agissant du
témoignage, la situation varie selon les lieux et les temps. Parlons de nous,
ici, aujourd'hui.
Une
chrétienté de plein vent comme la nôtre est, par excellence, le temps des
témoins.
Nous ne
sommes pas témoins, nous le devenons, cela nous est donné et c’est un devenir
permanent.
Est-ce à la
suite d’une décision unilatérale ou de la rencontre entre une situation
personnelle et un appel qui retentit de diverses manières dans le Nouveau
Testament : « Allez, prêchez et dites : Le royaume des cieux est
proche », Mt 10, 7 ; « Vous serez mes témoins » (Ac
1,8) , « Malheur à moi si je n’évangélise » (1 Co 9, 16) ?
La bonne
volonté suffit-elle ou ne représente-t-elle pas plutôt un handicap ?
Soyons lucides : nos concitoyens peuvent bien ranger l’expression publique
de notre foi avec les discours, les publicités, les spectacles, les
imaginaires, les témoignages, la dérision, qui le sollicitent de toutes parts.
En quoi s’en distinguerait-elle ? Pourquoi bénéficierait-elle d’un
traitement à part ?
Il est aussi
nécessaire que nous soyons au clair sur notre propre cheminement : la part
des lieux, des personnes, des circonstances (et quelles ont été précisément
celles-ci), et la part revenant à la parole de Dieu ?
Le témoignage
est-il notre projet ? Se commande-t-il ? Se planifie-t-il ? N’est-il pas impromptu ? Dans le
meilleur des cas, nous nous trouvons brusquement devant une demande le plus
souvent non formulée, mal formulée ou indirecte, il faut être capable de
deviner, par un amour véritable de notre prochain, ce qui est en cause et
d’accepter le dérangement que cela provoque dans notre planning.
Le témoignage
chrétien est en acte et en parole. Ce sont souvent nos comportements
(individuels ou relevant de l’Église) qui, à notre insu, attirent l’attention
et nos comportements (individuels ou ecclésiaux) qui, au vu et au su de tous,
infirment notre parole.
Le témoignage
peut être d’un moment et il peut s’insérer dans la durée. Les échanges que nous
pouvons avoir, suite à un premier contact, ont-ils pour but de délivrer une
doctrine et une pratique de salut, comme faisaient les gnostiques, comme font
les idéologies totalitaires modernes, ou bien d’amener, grâce à l’Esprit, notre
interlocuteur à dire, de lui-même et non sur notre parole : « Cet
homme était vraiment le Fils de Dieu » (Mc 15, 39), « Il est
réellement ressuscité » (Lc 24, 34) ?
Le témoin a
besoin d’être clair sur son projet : son témoignage doit-il conduire à
l’Église ou a-t-il pour effet de permettre à une personne de donner une libre
réponse au Dieu de Jésus Christ, réponse propre, pour des engagements
personnellement consentis ? Sommes-nous mus par une éducation religieuse ou
par notre contemporanéité avec Jésus, le Messie (Christ), Sauveur et
Seigneur, que sa parole, scellée en notre plus intime par le Saint Esprit, rend
actuel ? La foi que nous nous sentons appelés à présenter est-elle
transmission de traditions ou confiance en une Personne ? Les contenus
et les comportements de foi que nous proposons éventuellement doivent-ils être
au-dessus de tout doute ou relève-t-ils de la vérité vivante du « malgré
tout », du « en dépit de tout » ?
Sommes-nous
les témoins d’une histoire sainte continuée ou sommes-nous les témoins d’un
message (l’Évangile) ? Annonçons-nous des prodiges ou annonçons-nous la
Bonne Nouvelle ? Par le fait, une seule et même Parole, déclinée de
multiples façons : « Lève-toi, relève-toi, relevons-nous ! ».
Concernant ce
que peut être notre témoignage (individuel, communautaire) ici et aujourd'hui,
la protestation de Kierkegaard, relayant 1 Co 1, 17-31, me paraît plus que
jamais de mise : le christianisme est scandale et folie. Scandale pour les
gens de religion, de piété, de tradition ; folie pour les sages, les
intelligents, les esprits forts, alors que pour celui qui vit de la parole de
Dieu interprétée par l’Évangile, il est « sagesse, justice, sanctification
et rédemption » (verset 31).
Cette vieille
nouvelle est formidable. C’est pourquoi nous devons aussi nous attendre à des
effets en retour, des contrecoups : le témoignage n’est pas payant, au contraire,
il y va de notre tranquillité, de notre liberté, parfois même de notre vie. De
toute manière, le témoin qu’il peut nous avoir été donné d’être une fois est
appelé à s’effacer : « Il faut qu’il croisse et que je diminue »
(Jn 3,30).
Jacques
Gruber
Septembre 2012
Mariage homosexuel
Mariages
homosexuels, une opinion personnelle :
la
« reconnaissance ecclésiale d’un mariage civil »
[Ce texte
n’a été écrit à la demande d’aucune Église, il entre dans la libre réflexion
générale des chrétiens sur le sujet des mariages homosexuels.]
Ma première
remarque sera d’ordre sémantique. Il me semble que le mot « mariage »
implique la réunion d’éléments différents et qui demeurent tels. Le
drapeau français marie le bleu, le blanc et le rouge. Une union homosexuelle
serait un camaïeu plutôt qu’un mariage ou un mélange.
La seconde se
veut culturelle. Pour des êtres humains, la rencontre et la fréquentation
des sexes différents est l’école de l’altérité. Cette suite d’expériences nous
constitue en même temps qu’elle nous initie à d’autres rencontres de tout
ordre. Si la spécificité des genres ne peut pas être biologiquement fondée
(note 1), la permanence de la distinction des genres ressortit au bien être culturel,
anthropologique et social de l’être humain.
La troisième
sera biblique : le texte biblique est dans une situation d’histoire
sainte et dans une perspective théocratique : il donne une parole à
destination d’un peuple mis à part pour être saint. C’est le cas d’Israël et,
dans des conditions différentes, de l’Église. Ce n’est pas le cas de nos
sociétés civiles occidentales qui séparent le théologique du politique et se
veulent démocratiques.
Une
question ecclésiale
Les Églises
ont des convictions comme les sports ont leur constitution et leurs règles. On
ne demandera pas à des basketteurs de jouer avec un ballon de rugby. En
revanche, une Église peut parfaitement prier (intercéder) pour une couple homosexuel
qui s’est marié civilement, donner à cette prière un caractère solennel et même,
éventuellement, enregistrer cet acte dans ses registres.
Comme
chrétiens, nous ne pouvons pas ignorer purement et simplement une évolution de
nos sociétés et de nos familles, moins encore opposer une fin de non-recevoir à
toute demande émanant d’un vœux humain sincère. Nous avons, d’autre part, le
devoir de ne pas ajouter à la confusion actuelle des esprits en Occident, même
si elle s’appuie sur des légitimations scientifiques et si l’État
démocratique lui apporte sa légalisation. C’est enfin rendre, peut être, service
aux homosexuels eux-mêmes que de les rendre attentifs à celles de leurs
revendications qui relèvent du désir mimétique de faire comme les hétérosexuels
au lieu de chercher et de trouver des expressions sociales vraiment appropriées
à leur devenir*.
* On pourrait dire : Union familiale unisexe..
* On pourrait dire : Union familiale unisexe..
L’institution
d’un mariage civil pour les couples homosexuels peut permettre à nos Églises
(je parle d’un point de vue protestant) de trouver la bonne manière de leur
offrir une reconnaissance charismatique et ecclésiale. Une manière qui n’est pas commandée par le désir
mimétique d’une bénédiction nuptiale, mais qui est une expression nouvelle :
la reconnaissance ecclésiale d’un acte civil de mariage homosexuel
qui s’inspire (beaucoup de choses étant différentes par ailleurs) de notre « reconnaissance
des ministères ».
Il me semble
qu’une Église peut dire à ses fidèles :
« Dans
la Nouvelle Alliance en Jésus Christ, nous ne nous sentons plus tenus par les
exclusives prononcées contre l’homosexualité dans le cadre de l’histoire
sainte, mais l’union conjugale de deux personnes de sexe différent appartient
à l’ordre de la Création qui fait foi pour nous (note 2). Pour ces deux raisons, nous estimons, d’une
part, que des couples homosexuels ou des personnes appartenant à des couples
homosexuels, ont toute leur place dans nos communautés, tout en leur
demandant, d’autre part, de ne pas exiger de nos Églises une « bénédiction
nuptiale » (note 3), à charge pour ces Églises de reconnaître la réalité
du mariage civil, lequel officialise, stabilise et légalise les couples
homosexuels ».
Il ne s’agit
pas d’un accueil du couple homosexuel, mais d’un acte ecclésial solennel (une
prière communautaire) de reconnaissance du mariage civil qui a eu lieu
précédemment qui aura fait l’objet d’un ou plusieurs entretiens préparatoires.
Le cadre de
cet acte me paraît devoir être le culte dominical (comme cela se faisait à
l’origine, dans nos Églises, pour les mariages), au moment de la prière d’intercession,
au titre de l’une des demandes particulières de cette prière et alors que
les personnes civilement mariées se trouvent au milieu de l’assemblée (ou se
sont approchées sur le devant ou sur le côté ?). Sans doute sera-t-il
bon, chaque fois, au moment où l’on introduira la prière d’intercession, d’annoncer
et d’expliquer ce que représente une « reconnaissance, par et dans
l’Église, d’un mariage civil ».
Par
exemple : « Seigneur, nous te prions au Nom de Jésus Christ pour X et
Y dont l’union conjugale a été civilement ratifiée (cette semaine/ ce mois-ci/
ou toute autre référence), présent-e-s en ce jour au milieu de nous avec leur
famille et leurs amis, donne-leur de vivre ensemble heureusement et
accorde-leur, comme à nous, tous tes dons, Amen ».
Il vaut mieux
nous garder de tout geste accompagnant cette prière. Là où, dans le meilleur des
cas, nous entendons la Parole, le public n’entend que des paroles. Il attend le
geste religieux par le « pouvoir sacerdotal » duquel un
« quelque chose » de substantiel se communique. Par quoi, tout est
faussé.
On peut discuter
de savoir si cet « acte ecclésial de reconnaissance » sera ouvert à
n’importe quelle demande (ce qui peut produire un appel d’air, du moins dans
les premiers temps) ou s’il faut exiger qu’au moins l’un des demandeurs soit
un membre engagé de l’Église (ce qui peut paraître discriminatoire par rapport
aux mariages hétérosexuels que nous bénissons) ou, qu’au moins, les deux
soient baptisés, etc..
En ce qui
concerne les engagements, la logique d’une « reconnaissance » d’un
mariage civil veut que l’on s’en tienne à ceux qui ont été pris, sur le plan
civil, à la mairie, tel que : « Les époux se doivent mutuellement
secours et assistance ». En revanche, il n’est pas exclu qu’au cours du
culte, l’un-e ou l’autre, ou les deux, intéressé-e-s prennent part, à la mesure
de leur engagement dans l’Église, à la liturgie ou aux lectures bibliques.
À la suite de
cette intercession, et pour lui donner toute sa dimension, on peut prier le
Notre Père tous ensemble.
On peut
débattre de savoir s’il conviendrait ou non qu’à l’issue du culte on inscrive
cet acte dans un registre ad hoc (en tout cas pas le registre des
mariages). On peut également discuter de savoir s’il serait bon qu’à l’issue du
culte l’Église offre aux intéressés une Bible ou tout autre présent qui fasse
mémoire.
Du moment que
le mariage n’est pas sacramentalisé (retour à la note 3), la prière
d’intercession, prière commune de toute l’Église en présence des intéressés,
n’est pas spirituellement (charismatiquement) moindre qu’une bénédiction. La
bénédiction est une prière prononcée sur une (ou des) personne(s), la prière
d’intercession est une demande de bénédiction pour une (ou des) personne(s).
L’aspect
social de l’acte et l’opinion publique ont beaucoup d’importance. Il faut
que les couples homosexuels fassent la preuve qu’ils nous respectent
comme nous les respectons. La
logique de ce respect mutuel implique qu’ils s’engagent à organiser toutes les
festivités, mondanités et publicités de leur mariage pour le jour de celui-ci,
c'est à dire pour le jour de leur mariage civil, à l’exclusion du dimanche pour
lequel aura éventuellement été prévue la reconnaissance ecclésiale de leur
couple.
Ni mariage ni bénédiction, mais une prière de l'Église et
dans l'Église. La prière se situe sur le plan de la demande (ni le besoin ni le
désir). Demande animée par la conviction d’être exaucée même si l’exaucement
doit se réaliser différemment et ailleurs que ce que nous avons pu imaginer.
Tel est notre terrain d’entente dans l’Église que nous soyons d’orientation
hétéro ou homosexuelle.
La
relation au politique
Sur le plan
politique, l’Église est-elle à sa juste place quand elle dénonce les décisions
d’un État démocratique ? Elle est entièrement dans son domaine quand
elle demande à ses fidèles de suivre, quant à eux, en leur âme et conscience,
la loi, la tradition, la coutume, le règle, de leur Église, sans prétendre
légiférer universellement. Elle reste dans son rôle quand elle demande à ceux
de ses fidèles qui sont députés ou sénateurs d’entrer dans une réflexion sur le
sujet, du moment qu’elle ne leur donne pas le mandat impératif de suivre ses propres
conclusions. Il est légitime qu’elle fasse entendre sa voix dans les débats démocratiques
publics sur le sujet. La situation de l’Église confessante dans un État
totalitaire est différente. Il s’agit alors de désobéissance civile au risque
du martyre.
Le mariage
(puisque c’est ainsi que l’on dit) comporte le droit à l’adoption. Dans les cas
d’homosexualité féminine ou masculine l’adoption se présente dans des conditions
physiques et physiologiques différentes. L’adoption par deux hommes est beaucoup
plus extérieure que celle qui existe entre deux femmes qui ont portés et mis au
monde leurs enfants.
Il existe de
plus en plus de familles monoparentales où les enfants ne semblent pas affectés
par l’absence des deux modèles parentaux de chaque sexe, beaucoup de familles
recomposées où les enfants ont en quelque sorte deux parents de chaque genre.
Sur
le plan éthique
Ce qui me
semble constituer un problème pour des enfants adoptés dans des conditions d’homosexualité
féminine ou masculine, c’est qu’ils auront des parents qui ne se priveront pas
d’avoir, entre eux, sinon au vu, du moins au su de leurs enfants adoptifs, des
pratiques sexuelles propres au couple qu’ils forment et à leurs autres
relations homosexuelles. Les enfants vont vivre, au moins en partie, dans un
entourage de personnes qui ont des pratiques homosexuelles. Comment savoir quelle
sera leur réaction, de quelle manière cela marquera leur existence ?
Last, but
non least, les couples homosexuels qui veulent un mariage et des enfants
adoptifs doivent bien savoir qu’élever des enfants c’est leur apprendre à se
passer de nous et qu’ils seront, tout comme les parents hétérosexuels, mais sans
doute à leur propre manière, confrontés à la crise de l’adolescence, au rejet
du père pour les garçons, à la rivalité avec leur mère, pour les filles.
_____________
(1) La
science se fonde sur l’ordre du cosmos et de la nature, mais découvre un certain
désordre biologique, les surprises d’ordre social et les aléas historiques.
(2) L’
« ordre de la création » est le contraire d’un « désordre »
de la création. Cette expression ne renvoie pas au sens créationniste qui absolutise
l’ordre des étapes du récit de Genèse 1, encore que ce déroulement soit riche
de significations.
Cette formule
est une autre expression pour l’« intelligibilité du
réel » (cosmos, nature, être humain, société). « Ordre de la
création », « intelligibilité du réel », les deux expressions
renvoient au premier chapitre du livre biblique de la Genèse qui ne parle pas
de l’œuvre d’un démiurge ou de la lutte entre un dieu créateur et un dieu
destructeur, mais d’une « action » de la « parole »,
« parole et raison créatrice Une » : explicite et univoque, qui,
du coup, institue la Parole comme relation originelle, actuelle et personnelle entre
le Créateur et celles de ses créatures qui sont appelées à devenir toujours
plus des personnes douées de raison et de parole.
« Dieu
dit : Faisons l’homme [ADaM : l’être humain] à notre image,
selon notre ressemblance. […]. Il les créa [non « le créa »] mâle et
femelle [ZaKaR OuNeQèBèH].
» (Ge 1, 26-27). Androgyne primordial pour les gnoses ; c’est, dans
l’interprétation juive et chrétienne, l’être humain complet.
Compte tenu
de l’ordre de la création ou de l’intelligibilité du réel, des parents
homosexuels ne peuvent pas dire à leurs enfants adoptifs : « Vous
avez deux papas » ou « Vous avez deux mamans ». De plus, en
revendiquant le mariage et en se partageant, au sein de leurs couples, les
rôles féminin et masculin, les homosexuel-l-es rendent témoignage, serait-ce à
leur corps défendant, à cet « ordre de la création ».
Je ne tiens
pas compte ici du récit (plus ancien) de Genèse 2 qui montre le Seigneur Dieu modelant
ADaM avec de l’argile (Ge 2, 7) et parle de former à partir d’une côte d’ADaM
une aide semblable à lui nommée femme (ICHaH : « hommesse »)
- parce que « tirée de l’homme (ICh »)- (Ge 2, 18-24). Ce
texte appelle une discussion propre, il ne faut pas l’amalgamer avec le
précédent.
(3) Tout en
étant sacré, au sens moral de ce terme, le mariage n’est pas un sacrement pour
les protestants (ne sont dénommés sacrements que les deux actes d’union au
Christ établis dans les évangiles : la cène et le baptême). Le mariage est une
bénédiction si bien que bénir une union de deux homosexuel-le-s ne se distingue
pas d’un acte de mariage ; en tout cas pour la forme, laquelle prime souvent
pour les familles, les amis, le public, toujours pour les médias et parfois même
pour les intéressés.
Jacques
Gruber
octobre 2012
Le démoniaque de Gérasa
Marc 5, 1 à
9 :
1 Ils
arrivèrent de l'autre côté de la mer, au pays des Géraséniens. 2 Comme
il descendait de la barque, un homme possédé d'un esprit impur vint aussitôt à
sa rencontre, sortant des tombeaux. 3 Il habitait dans les tombeaux et
personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne. 4 Car il avait
été souvent lié avec des entraves et des chaînes, mais il avait rompu les
chaînes et brisé les entraves, et personne n'avait la force de le maîtriser.
5 Nuit et jour, il était sans cesse dans les tombeaux et les montagnes,
poussant des cris et se déchirant avec des pierres. 6 Voyant Jésus de
loin, il courut et se prosterna devant lui. 7 D'une voix forte il crie:
"Que me veux-tu, Jésus, Fils du Dieu Très-Haut? Je t'adjure par Dieu, ne
me tourmente pas." 8 Car Jésus lui disait: "Sors de cet homme,
esprit impur!" 9 Il l'interrogeait: "Quel est ton nom?"
Il lui répond: "Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux."
Deux points
nous rapprochent de ce Gérasénien : d’abord, le fait que c’est un païen,
vers qui Jésus va, pour qui il traverse toute la largeur du lac de Tibériade
parce qu’une sérieuse distance nous sépare de lui (une distance de temps pour
le moins), ensuite le fait que nous sommes agités par tout espèce d‘esprits,
sans aller forcément jusqu’au cas clinique où le malade se mutile ;
Alors que,
chez les siens, en Israël, Jésus n’est, le plus souvent, pas reconnu, du moins
pleinement, l’Évangile met dans la bouche de ce païen une confession de foi
achevée : « Fils du Dieu très haut ». Il est surprenant de
trouver dans cette bouche une expression qui semble une confession de foi de
l’Église. L’exégèse nous renseignera là-dessus, mais il ne faut pas qu’elle serve
à nous éloigner de l’essentiel qui est de nous poser la question :
« Qu’est-ce que ce texte change dans ma vie ? ». D’où ce qui
suit :
En nous aussi
les esprits sont nombreux :
la jalousie
(le cerisier du voisin est plus beau que le nôtre ) ;
la
compétition (il faut arriver le premier sinon on va rater l’occasion de
notre vie) ;
le dénigrement (l’attitude qui consiste à faire systématiquement
une mauvaise réputation aux autres) ;
le
ressentiment (quand nous éprouvons de la haine contre ceux qui sont supposés ne
pas nous avoir fait notre droit) ;
la déprime
(parce que nous avons perdu tout goût à la vie, tout et tous nous sont à
charge) ;
l’amertume (à
cause de l’ingratitude réelle ou supposée des autres);
le
défatisme (lorsque nous « jetons le manche après la cognée »,
comme on dit) ;
la
paresse (qui nous pousse à toujours remettre au lendemain ce que nous
avons à faire en souhaitant que, de guerre lasse, un autre le fasse à notre
place);
l’autoritarisme
(qui ne supporte pas la discussion et même pas le dialogue) ;
j’en passe,
et de plus mauvais !
Le moment est
venu de prendre conscience de ces esprits, de tenter de les nommer comme
essaie de le faire ici le Gérasénien. L’homme malade de Gérasa ne demande
proprement rien à Jésus, mais reconnaît en lui le Saint de Dieu. Le dialogue
s’instaure entre les esprits et Jésus, la souffrance psychique intense qui
s’exprime ici autoriserait de dire : « Ce n’est pas moi qui agit,
ce sont d’autres en moi ». La clinique contemporaine parlerait peut-être
de schizophrénie (dédoublement). Le récit évangélique montre combien le
dialogue est approprié dans une telle maladie.
La demande
des esprits mérite qu’on s’y attarde : ils supplient Jésus de ne pas les
anéantir, de leur permettre d’aller habiter dans le troupeau de porcs qui
fouit dans le voisinage. Les esprits entraîneront la perte des porcs qui se
précipitent dans la noyade (les « esprits » risquent-ils d’être noyés
avec eux, ou sont-ils amphibies ?). Les humains souffrent des mauvais esprits sans que cela entraîne
proprement, chez eux, de conduite suicidaire, les animaux n’ont pas cette
distance de leur instinct avec « les esprits », distance qui
s’appelle conscience et liberté.
Le moment est
aussi venu de discerner les esprits qui règnent autour de nous et qui
déteignent sur nous. Mais que ce soit à la manière d’une appréciation, non d’un
jugement qui condamne.
Rappelons que
le monde païens connaît aussi des bons esprits, des esprits bénéfiques. En
Grèce, les « Érynies », génies du mauvais destin qui, à la fin de
l’Orestie d’Euripide, sont changées en bon génies : les
« Euménides ». La mythologie de Dionysos fait état de l’
« enthousiasme » (étymologiquement : avoir un dieu en soi).
Platon rapporte que Socrate se référait à son « daïmôn » (son
« démon ») lorsqu’il avait besoin de se tirer d’une question. Suite à
l’Exil, où ils ont été en contact avec une population qui connaissait un
certain nombre d’esprits personnifiés, les Juifs, qui connaissaient l’Ange du
Seigneur (une façon circonstanciée de parler du Seigneur) et avaient déjà les
chérubins et les séraphins, ont introduit dans la Bible hébraïque quelques
nouveaux venus : les archanges Gabriel, Michel, Raphaël de même que Satan.
Ce qui est plus spécifique du Premier Testament, c’est « l’esprit de la
prophétie ». On le retrouve dans le Nouveau Testament avec le Saint
Esprit, d’où les
« charismes », chez Paul.
Dans la Gaule
romaine, on a souvent mis les villes ou les villages sous l’invocation d’un
« génie protecteur » (un genius : dieu bienfaisant
particulier, un peu comme ce que nous connaissons sous le nom d’ « ange
gardien »). Celui-ci a, ensuite, été christianisé en « Saint
Genes, Saint Geniès, Saint Genis, Saint Genix, Saint Genest », on en
compte quarante-quatre dans l’annuaire du Code Postal, la plupart situés dans
l’ancienne province gallo-romaine de Narbonnaise. Saint Geniès de Malgloirès
(30190) signifie qu’un lieu-dit païen du nom de Malgloirès, dont le préfixe
peut être jugé néfaste à quelque esprit superstitieux, a été, d’abord, mis sous
la protection d’un genius, un « génie », un
« geniès », lequel, ensuite, a été christianisé en « Saint
Geniès » : double exorcisme destiné au bien vivre plus qu’à la
conversion des habitants du lieu. L’évangélisation de l’Europe a ainsi,
bien souvent, consisté à « christianiser » le paganisme local. Le
christianisme totalisant a voulu assumer l’être humain en entier, jusqu’à
l’homme des religions naturelles ou traditionnelles.
Qu’est-ce que
ce texte change dans ma vie ? », je crois que je peux dire
ceci : le contact régulier avec l’Évangile permet de répondre aux
questions présentées ci-dessus.
Au surplus,
ce que j’ai appris, c’est que le Premier Testament comporte à la fois la
Loi et l’Évangile : l’Alliance, les promesses et leurs réalisations, les
Psaumes chants de foi, d’amour, d’espérance, de joie et de paix.
Il y a un
esprit de la Bomme Nouvelle (BeSSoRaH, dans la Bible hébraïque) qui nous
pénètre et nous transforme lorsque ces paroles s’intériorisent en nous. Non
pas lorsque nous nous les approprions, mais lorsque nous constatons, en jetant
un regard dans notre rétroviseur existentiel, qu’elles nous ont été
appropriées.
Quand nous
sommes transformés par l’esprit de l’Évangile, l’Esprit de Jésus, celui de la
Pentecôte, les relations humaines et même les gens autour de nous, changent.
Pour eux, le monde se transforme.
Jacques
Gruber
novembre 2012
Jacques et Jean
Jacques et Jean
Nos prénoms familiers de Jacques et de Jean ont perdu
leur substance biblique. Jacques, c’est Jacob (qui « élimine » deux
fois, « par ruse », son frère Ésaü, Genèse 27, 36) et c’est aussi
Israël (« celui qui a lutté avec Dieu », Genèse 32, 28-29) ;
Jean signifie : « Le Seigneur est grâce ».
Marc 10 : 35 Jacques et Jean, les fils de Zébédée,
s'approchent de Jésus et lui disent: "Maître, nous voudrions que tu fasses
pour nous ce que nous allons te demander." (36) Il leur dit:
"Que voulez-vous que je fasse pour vous?" (37) Ils lui dirent:
"Accorde-nous de siéger dans ta gloire l'un à ta droite et l'autre à ta
gauche." (38) Jésus leur dit: "Vous ne savez pas ce que vous
demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, ou être baptisés du
baptême dont je vais être baptisé?" (39) Ils lui dirent: "Nous
le pouvons." Jésus leur dit: "La coupe que je vais boire, vous la
boirez, et du baptême dont je vais être baptisé, vous serez baptisés. (40) Quant
à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m'appartient pas de l'accorder: ce
sera donné à ceux pour qui cela est préparé."
Si nous comparons ce récit dans les trois premiers
évangiles, nous verrons que dans Matthieu (20, 20-28) la demande de Jacques et
de Jean est présentée par leur mère et que Luc (22, 14-27) ne mentionne pas la
demande des Zébédaïdes et fait simplement état d’une dispute entre les
disciples.
Quelle explication à cela ? Il est possible que
Matthieu ait voulu atténuer la demande en la mettant dans la bouche d’une mère
et non à la charge directe de deux des principaux parmi les douze disciples. On
peut aussi supposer que pour ne pas nuire à l’image des disciples, Luc ait,
tout simplement, gommé la demande des fils de Zébédée ou encore, hypothèse qui
va plus loin, qu’il ait connu un Évangile de Marc qui ne parlait pas d’une
telle requête.
Ces questions sont intéressantes et utiles pour notre
compréhension historique des évangiles, mais il ne faut pas qu’elles prennent
la place de ce que l’Évangile nous donne à entendre aujourd'hui encore.
Jacques et Jean ont été, avec Pierre, les témoins
privilégiés de la transfiguration, lorsque, sur la montagne, ils ont vu Jésus
conversant avec Moïse et Élie (Marc 9,
2-10 et parallèles). Ils ont pu en concevoir une prédilection de la part de
Jésus. On devine, par ailleurs, leur pensée : Jésus va soulever le peuple
de Jérusalem contre les Romains, ils seront avec bravoure au premier rang des
combattants et avec l’aide surnaturelle de l’Ange du Seigneur, comme à l’époque
des Juges, ils triompheront et établiront le règne éternel de l’indépendance
d’Israël où, dignes successeurs des Macchabées, leur dynastie occupera les premières
places.
La pensée de Jésus prend une tout autre direction. Il est
à la veille de mettre à exécution sa décision d’affronter Jérusalem. Il sait
tout le risque que cela comporte et en avertit Jacques et Jean en parlant de sa
Passion d’un manière symbolique (« La coupe que je dois boire », « le
baptême dont je dois être baptisé »). Et, effectivement, les fils de
Zébédée auront, plus tard, leur part de Passion si l’on admet que Jacques sera
mis à mort lors de la persécution des chrétiens sous Hérode Agrippa 1er (Actes
12, 1-2) et que Jean sera exilé à l’île de Patmos toujours suite à la
persécution des premiers chrétiens (Apocalypse 1, 9). Au moment où Jésus
affrontera sa Passion, nous savons que, l’un comme l’autre, ils prendront la
fuite et iront se cacher de peur d’être compromis par leur appartenance au
groupe d’un repris de justice condamné à une peine de mort (la crucifixion
romaine), au surplus vécue en Israël comme une malédiction.
La réponse de Jésus (« Ce sera donné à ceux pour
qui cela est préparé.") ressemble à celle des politiciens à qui l’on
demande s’il y aura ou non une augmentation de la TVA ou de la CSG :
« Ce n’est pas à l’ordre du jour ». Le politicien ne dit ni oui ni
non, mais « Ce n’est pas à l’ordre du jour ». La réponse de Jésus
est : « Ce n’est pas le problème, c’est hors de propos ». La
différence avec les politiciens, c’est qu’avec eux, on sait que la question
viendra bientôt à l’ordre du jour alors qu’avec Jésus nous devinons que la
requête de Jacques et de Jean ne sera jamais à l’ordre du jour.
Jésus a toute raison d’être déçu de découvrir chez deux
de ses disciples les plus proches pareil éloignement de sa pensée. Ils n’ont,
semble-t-il, pas retenu grand chose de tout ce qu’ils ont vécu avec Jésus
depuis le jour de leur appel au bord du lac de Tibériade, de toutes les paroles
qu’ils ont reçues de lui depuis des semaines, en public et en privé. Tous les
prédicateurs peuvent avoir fait cette expérience. Ne nous imaginons pas que
nous faisons mieux que Jésus. Nous serions bien surpris de savoir ce que nos
auditeurs ont retenu de nos prêches. Mais Jésus ne se laisse pas aller à
l’amertume, il met à profit l’incident pour élargir le débat.
Marc 10 : 41 Les dix autres, qui avaient entendu,
se mirent à s'indigner contre Jacques et Jean. (42) Jésus les appela et
leur dit: "Vous le savez, ceux qu'on regarde comme les chefs des nations
les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. (43) Il
n'en est pas ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu'un veut être grand parmi
vous, qu'il soit votre serviteur. (44) Et si quelqu'un veut être le
premier parmi vous, qu'il soit l'esclave de tous. (45) Car le Fils de l'homme
est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour
la multitude."
Par ces mots, Jésus renverse toutes les idées reçues.
Dans les sociétés, ce sont les puissants qui dominent, mais, chez ses disciples
c’est l’inverse qui aura cours. Les premiers ne seront pas ceux qui commandent,
mais ceux qui servent, qui aident, qui secourent. La démocratie, qui donne
autant de pouvoir au moindre citoyen, du moins dans les votes, peut sembler un
pas dans cette direction, mais, pour les disciples de Jésus (pour l’Église,
dirons-nous) cela va plus loin : ce sont ceux qui vont vers les autres
(ceux que Jésus appelle « prochains » dans la parabole du Samaritain,
Luc 10, 29-37), qui sont les premiers de
tous à ses yeux c'est à dire sur le plan de l’essentiel, de ce qui, justement,
est « premier et dernier ».
Nietzsche s’était forgé une opinion personnelle (qui, au
fur et à mesure de ses œuvres, devient un parti-pris) : il assimilait le
judéo-christianisme à la collusion des faibles, des médiocres, des ratés
contre les êtres humains supérieurs, alors qu’il faut être particulièrement
fort pour répondre à l’appel de l’Évangile tel que nous venons de l’entendre.
S’il y a force, dépassement de soi, transvaluation de toutes les valeurs ordinaires,
c’est bien dans cette perspective. Il reste que cette force, ce dépassement,
cette transvaluation évangéliques n’expriment pas le « sens de la
terre », ne servent pas notre « volonté de puissance ». Le
message biblique en général, évangélique en particulier, n’est pas plus celui
du « surhumain » et du Surhomme, que celui de la
« surnature » ascético-mystique avec ses vertus héroïques ou encore
du « surmoi » freudien, c’est celui qui vise à faire de nous, enfin,
simplement et de façon efficiente, des « prochains ».
Est-ce que l’Église entend ce que son Seigneur lui
dit ? Est-ce qu’elle saisit tout ce que cette parole a de
libérateur ? Est-ce qu’elle la vit, non pas symboliquement (parfois même
théâtralement), à travers des rites, mais réellement ? C’est notre question,
même si, depuis le jour où ces paroles ont été prononcées, beaucoup d’eau a
coulé sous les ponts, comme on dit. Il y a eu la Passion, Pâques, la Pentecôte.
La question de savoir qui de nous est à la droite et à la gauche du Seigneur
est toujours tout aussi inappropriée, parce que, désormais, c’est le
Seigneur lui-même qui se tient à notre droite et à notre gauche, devant et
derrière nous. La gloire du Seigneur c’est d’être le Sauveur.
Ce qui se dit ici de manière symbolique est réellement
vécu par et dans la foi au sein de la communauté chrétienne et dans ses
réalisations collectives à l’extérieur. Dans ce cas de figure, la foi ne
renvoie pas à un credo (ce que les théologiens appellent le fides quae :
une énumération des choses que l’on croit), mais à la foi comme principe charismatique
de réalisation (la fides qua, qui ne relève ni du désir ni de la
volonté, mais de la surabondance du don). Ainsi trouvons-nous en nous-mêmes,
mais comme n’ayant pas son origine chez nous, la possibilité d’aller vers les
autres, de nous voir dépassés nous-mêmes en étant faits des « prochains ».
Jacques Gruber
décembre 2012
« Être en Christ »
Avent et Nativité 2012
« Être
en Christ » est une expression qui revient souvent (26 fois) dans les
épîtres de Paul (note 1). Au fil des épîtres, elle va exprimer la condition du
chrétien ou la vie chrétienne sous ses divers aspects.
NB : ne
peut-on pas relever quelques occurrences où Paul parle du « Christ en
nous » ? Par exemple: Ga 2,20: "Ce n'est pas moi qui vis, c'est
Christ qui vit en moi."
Nous pouvons
penser que cette déclaration s’enracine dans l’événement du Chemin de Damas où
le Ressuscité se manifeste au futur « apôtre des païens » non sur le
mode d’une révélation intérieure (le « Dieu plus intime à moi-même que
moi » de saint Augustin, par exemple), mais avec l’extériorité d’une
rencontre et d’un dialogue dans lesquels Paul se trouve être
« englobé ».
Ce sera pour
Paul, la façon, de dire l’existence chrétienne. Ultérieurement, on dira :
« être dans l’Église » ou « en Église », ce qui se justifie
dès lors que, pour Paul, l’Église est « le corps de Christ » (Rm
12,5). Pourtant, si l’on tient compte de l’évolution exponentielle de la
conception de l’Église dans le christianisme, « être dans l’Église »
ou « en Église » ne peut pas être considéré comme le pur et simple
équivalent de l’ « être en Christ » paulinien.
Paul ne parle
jamais du « Christ en nous », mais, parfois, de
« l’Esprit » (« Esprit saint », « Esprit de
Dieu », « Esprit du Christ », selon le cas) « qui est en
nous ». ce sont diverses façons de
parler du rôle du Saint Esprit : « Esprit du Christ »,
« Esprit envoyé par le Christ » (Rm 8, 9, 11 ; 1 Co 3, 16) (note
2) ? En revanche, Paul parle du « péché » qui « est en
nous » (Rm 7, 17, 20) (note 3).
D’habitude,
on ne traduit pas Luc 17, 21 : « le royaume de Dieu est en
vous », mais « au milieu de vous » (Segond), ou
« parmi vous » (TOB). La bonne traduction de Jean 1, 14 semble
devoir être « chez nous » (« Et le Logos a dressé sa
tente chez nous » = « sur notre terre »). De même pour Jean
12, 35a : « La lumière est au
milieu de vous – ou avec vous pour encore un peu de
temps » auquel répond Jean 35b : « Celui qui marche dans
les ténèbres ».
C’est dans le
johannisme, que l’on trouve les deux paroles mises dans la bouche de Jésus qui
peuvent servir de base à une théologie du « Christ en nous » : Jean
6:27 : « Il faut vous mettre à l'œuvre pour obtenir non pas cette nourriture
périssable, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que le Fils
de l'homme vous donnera, car c'est lui que le Père, qui est Dieu, a marqué de
son sceau » ; Jean 6: 56 : « Celui qui mange ma chair et
boit mon sang demeure en moi et moi en lui ».
D’autres
paroles johanniques réunissent le « demeurez en moi » au « je
demeure en vous » : Jean 15: 4 : « Demeurez en moi
comme je demeure en vous! De même que le sarment, s'il ne demeure sur la vigne,
ne peut de lui-même porter du fruit, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en
moi » ; Jean 15:5 : « Je suis la vigne, vous êtes les
sarments: celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là portera du
fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. »
Dans les
épîtres johanniques, il peut être question de la « demeure de Dieu en
nous » au titre de l’œuvre de l’Esprit : « Celui qui garde mes
commandements demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Par là, nous
reconnaissons qu’il demeure en nous, grâce à l’Esprit dont il nous a fait
don » , 1 Jn 3, 2 ou encore : « La vérité qui demeure en
nous à jamais », 2 Jn 1, 2.
Pour Maître
Eckhart (1260- v. 1328), la grâce
effectue en nous l’engendrement du Fils exactement comme il a lieu dans la
Trinité. Dieu engendre son Fils dans l’âme et, ainsi, naît-il lui-même dans
l’âme. La « naissance du Christ en nous » est un thème de la mystique
allemande du Moyen âge que l’on trouve aussi chez Henri Suso (1295-1366),
disciple d’Eckhart. Cette conception substantialiste de la grâce va de pair
avec la théologie eucharistique au sens transsubstantialiste de cette
dernière telle qu’elle sera affirmée au Concile de Trente (1545-1563).
Théologie qui donne un sens ontologique réaliste fort au « est »
du « hoc est corpus meus ». Or nous savons aujourd'hui que
Jésus, parlant araméen, n’a pas exprimé le verbe être, mais doit avoir
prononcé : « ceci, mon corps », « ceci, mon sang. »
Les
théologies eucharistiques protestante et
catholique vont se rattacher, les premières à l’« être en Christ »
paulinien, les secondes au « Christ en nous » johannique. Andreas
Hosemann, dit Osiander, (1498-1552), lui-même, le « réformateur » de
Nuremberg puis de Königsberg, qui jugeait la justification « forensique »
(« par la seule foi ») de Luther trop extérieure avait soutenu une
habitation du Christ en nous.
Souvenons-nous
de la signification du titre de « Christ ». C’est le mot hébreu Oint
qui désigne ceux qui sont élus par le Seigneur pour une tâche déterminée en
fonction de l’histoire du salut. Par excellence, le terme sera utilisé pour
parler du Messie et le titre donné nommément à Jésus, ceci, moins du temps de
son existence terrestre (confession de Pierre : Mc 8,27-30 et parallèles)
que dans le temps de sa Résurrection. Aujourd'hui, pour nous, le Christ ne peut
être que le Ressuscité et le Ressuscité une présence charismatique relevant
du Saint Esprit.
Sommes-nous
les réceptacles du Christ, investis, possédés, par lui, pourvus d’une surnature
christique, voire transfigurés, ou est-ce nous qui sommes en lui ? Être en
Christ, cela doit vouloir dire : « être entré dans son œuvre »
« dans l’œuvre du Messie » (ce que les évangiles appellent le
« royaume de Dieu »).
Si j’opte
pour la seconde de ces propositions, non celle d’une intériorisation, mais
celle d’un englobement par le Ressuscité (après quoi vient l’intériorisation
de cet englobement, Jean 15, 4-5), c’est d’abord parce que c’est elle qui peut
rendre compte d’une présence du Christ en nous et au milieu de nous mieux que
l’inverse. Une expression telle que « Christ qui demeure en nous »
est l’intériorisation, la prise de conscience, de notre englobement par Christ,
mais ce dernier reste primaire. « En Christ », « débordés par le
Ressuscité », nous ne nous dépassons pas, nous sommes dépassés dans toutes
les dimensions, et, sans doute, prioritairement, par l’avenir. « Christ
en nous » possède à mes yeux un côté consumériste personnel
(tendanciellement égoïste) alors que « être en Christ », c’est
l’ouverture. Et qu’est-ce que la Résurrection, sinon l’Ouverture ?
Une autre
raison de ce choix, c’est, d’une part, que, suivant toujours l’apôtre Paul,
« être en Christ » correspond à la dialectique du fou qui est sage,
du faible qui est fort (1 Co 1, 18-25), laquelle décrit bien notre condition de
chrétiens et se manifeste par ailleurs avec les charismes (celui qui dépasse
tous les autres étant l’amour, 1 Co 13, 1-13) qui concrétisent la vie de
l’Église et son rayonnement dans le monde (1Co 12,12 à 13,13).
Pour la
métaphysique aristotélicienne, adoptée par une part importante de la théologie
chrétienne, chaque être est un composé de matière et de forme (hylémorphisme)
si bien que l’expression « être en Christ » (et, d’une façon
générale, toute idée d’incarnation) a
été comprise et exploitée dans le sens d’une ontologie substantialiste. Depuis
Kierkegaard (1813-1855), nous comprenons cette expression au sens de
« l’existence » en Christ. Et, effectivement, l’être en Christ,
l’existence en Christ, être englobé par le Ressuscité, œuvre d’ouverture essentielle
du Saint Esprit, concerne tous nos comportements existentiels, à commencer
par les plus quotidiens, tels que manger de tout avec actions de grâce (Rm
14,6 ; 1 Corinthiens 10:31 : « Soit donc que vous mangiez, soit
que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de
Dieu. »), accueillir les blessés de la vie (parfois de naissance) et les
accidentés de la société tout en les gardant de la complaisance à l’égard
d’eux-mêmes, les indifférents, les agnostiques, les athées, les nihilistes,
plaider en faveur des frères et sœurs en faute (Épître de Paul à
Philémon). La Parole vivante en acte.
Jacques
Gruber
______________
(note 1) : Romains
9:1 : « En Christ je dis la vérité, je ne mens pas, par
l'Esprit Saint ma conscience m'en rend témoignage » ;
Romains 16:9 : « Saluez Urbain, notre collaborateur
en Christ, et mon cher Stachys ».
Romains 16:1 : « Saluez Apelles, qui a fait
ses preuves en Christ. Saluez ceux de la maison d'Aristobule » ;
1 Corinthiens 3:1 : « Pour moi, frères, je
n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais seulement comme à des
hommes charnels, comme à des petits enfants en Christ » ;
1 Corinthiens 4: « Nous sommes fous à cause du
Christ, mais vous, vous êtes sages en Christ; nous sommes
faibles, vous êtes forts; vous êtes à l'honneur, nous sommes méprisés » ;
1 Corinthiens 4:15 : « En effet, quand vous
auriez dix mille pédagogues en Christ, vous n'avez pas plusieurs
pères. C'est moi qui, par l'Évangile, vous ai engendrés en Jésus
Christ » ;
1 Corinthiens 4:17 : « C'est bien pour cela
que je vous ai envoyé Timothée, mon enfant bien-aimé et fidèle dans le
Seigneur; il vous rappellera mes principes de vie en Christ, tels
que je les enseigne partout, dans toutes les Églises » ;
1 Corinthiens 15:18 : « Dès lors, même ceux
qui sont morts en Christ sont perdus. » 1 Corinthiens 15:19 :
« Si nous avons mis notre espérance en Christ pour cette vie seulement,
nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes » ;
1 Corinthiens 15:22 : « Comme tous meurent en
Adam, en Christ tous recevront la vie » ;
2 Corinthiens 1:21 : « Celui qui nous affermit
avec vous en Christ et qui nous donne l'onction, c'est Dieu » ;
2 Corinthiens 3:14 : « Mais leur
intelligence s'est obscurcie! Jusqu'à ce jour, lorsqu'on lit l'Ancien
Testament, ce même voile demeure. Il n'est pas levé, car c'est
en Christ qu'il disparaît » ;
2 Corinthiens 5:17 : « Aussi, si quelqu'un est en Christ,
il est une nouvelle créature. Le monde ancien est passé, voici qu'une
réalité nouvelle est là » ;
2 Corinthiens 5:19 : « Car de toute façon, c'était
Dieu qui en Christ réconciliait le monde avec lui-même, ne mettant
pas leurs fautes au compte des hommes, et mettant en nous la parole de
réconciliation ». ;
2 Corinthiens 12:2 : « Je connais un
homme en Christ qui, voici quatorze ans - était-ce dans son corps? je ne
sais, était-ce hors de son corps? je ne sais, Dieu le sait - cet homme-là fut
enlevé jusqu'au troisième ciel» ;
2 Corinthiens 12:19 « Depuis longtemps vous
pensez que nous nous justifions devant vous? Non, c'est devant Dieu, en
Christ, que nous parlons.
Et tout cela, bien-aimés, pour votre édification » ;
Galates 2:17 : « Mais si, en cherchant à
être justifiés en Christ, nous avons été trouvés pécheurs nous aussi,
Christ serait-il ministre du péché? Certes non » ;
Galates 3:27 : « Oui, vous tous qui avez été
baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ » ;
Éphésiens 1:3 « Béni soit Dieu, le Père de notre
Seigneur Jésus Christ: Il nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans
les cieux en Christ » ;
Éphésiens 3:12 : « En Christ nous avons
donc, par la foi en lui, la liberté de nous approcher en toute confiance » ;
Éphésiens 4:32 : « Soyez bons les uns pour
les autres, ayez du cœur ; pardonnez-vous mutuellement, comme Dieu vous a
pardonné en Christ » ;
Philippiens 2:1 : « S'il y a donc un
appel en Christ, un encouragement dans l'amour, une communion dans
l'Esprit, un élan d'affection et de compassion » ;
Colossiens 1:2 : « Aux saints de
Colosses, frères fidèles en Christ; à vous grâce et paix de la part de
Dieu, notre Père » ;
Colossiens 1:28 : « C'est lui que nous
annonçons, avertissant chacun, instruisant chacun en toute sagesse, afin de
rendre chacun parfait en Christ » ;
1 Thessaloniciens 4:16 : « Car lui-même, le
Seigneur, au signal donné, à la voix de l'archange et au son de la trompette de
Dieu, descendra du ciel: alors les morts en Christ ressusciteront
d'abord » ;
Philémon 1:8 : « Aussi, bien que j'aie,
en Christ, toute liberté de te prescrire ton devoir… » ;
Philémon 1:20 : « Allons, frère, rends-moi
ce service dans le Seigneur; donne à mon cœur son réconfort en Christ! ».
(note 2) Romains 8:9 : « Or vous, vous
n'êtes pas sous l'empire de la chair, mais de l'Esprit, puisque l'Esprit de
Dieu habite en vous. Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, il ne lui
appartient pas ». Romains 8:11 : Et si l'Esprit de celui qui a
ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus
Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son
Esprit qui habite en vous ». 1 Corinthiens 3:16 : « Ne
savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite
en vous? ». 2 Timothée 1:14 : « Garde le bon dépôt par l'Esprit
Saint qui habite en nous. »
(note 3) : Romains 7:17 : « Ce n'est
donc pas moi qui agis ainsi, mais le péché qui habite en moi ». Romains
7:20 : « Or, si ce que je ne veux pas, je le fais, ce n'est pas moi
qui agis, mais le péché qui habite en moi. »
Du même auteur : « La Représentation de Dorothée Sölle, Revue d’histoire et de philosophie religieuse, Strasbourg, 66ème année, 1986, n° 2 et 3 ;
Entendre la Parole. Le témoignage intérieur du Saint Esprit, Paris, Éditions du Cerf, 2003,
« Vous serez mes témoins ». Pour un temps de confusion et de mutations, Paris, Éditions du Cerf, 2009.
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