lundi 2 janvier 2012

année 2012: archives "alleztheo"


Nouveau texte : Loyaux-avec-la-foi.blogspot.com




janvier 2012


UN JUGEMENT  DERNIER QUI EST TOUT ACTUEL  (Matthieu 25, 31-46)

Il peut paraître incongru de commencer une nouvelle année avec le Jugement dernier et pourtant la sagesse ne consiste-t-elle pas à « bien savoir compter nos jours » Ps 90, 12).

Dans le Premier Testament, il est question d’un « Jour du Seigneur ». Un moment de rétribution eu égard aux réponses données, par Israël, à l’Alliance. Ce mo­ment se situe-t-il à la fin de l’histoire ou dans l’histoire ? Il il est difficile de se pronon­cer.
Les textes prophétiques (Amos, Abdias, Osée, Ésaïe, Jérémie, entre autre) font état de la réaction du Seigneur face à des infidélités toujours renaissantes de son peuple, jusqu’à parler d’un reste, un petit reste, qui, seul, sera sauvé, comme le roseau froissé, le lumignon qui fume encore (És. 42,3).
Finalement, le Seigneur en arrive à ne plus agir que « À cause de son Nom » (autrement dit : par grâce) : « Ce n’est pas à cause de vous que j’agis, maison d’Israël, mais bien à cause de mon saint Nom » (Ézéchiel 36, 20-24).

Dans le Nouveau Testament, sous l’effet des idées apocalyptiques sans doute, apparaît la notion d’un Jour de Jugement qui se situe au Dernier Jour, après la fin de l’Histoire : le Jugement dernier  où « l’un sera pris, l’autre laissé » (Mt 24, 37-44).
Or, il se trouve que dans la vision du Jugement de Matthieu 25, cette conception est démy­tho­lo­gisée. En Jésus Christ le commencement et la fin ne sont plus situés aux extrémités d’une Création mythologique, mais se trouvent réunis au cœur et au centre de l’Histoire.
L’Apocalypse le dit en d’autres termes : Il est, ensemble, en même temps,  l’Alpha et l’Ôméga, le Premier et le Dernier (Ap 1,8 ; 21,6 ; 22,13). Le iv ème Évangile s’en fait l’écho : « Celui qui écoute ma parole et croit en celui qui m’a envoyé a la vie éternelle, il ne vient pas en jugement, il est passé de la mort à la vie » (Jn 5, 24). Paul, évo­quant la relation historique qui relie Israël et l’Église écrit : « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance afin de faire miséricorde à tous » (Rm 11, 12).
L’ouverture universelle chez Paul, le temps de la foi chez Jean, ne font rien perdre de leur densité à nos pensées et à nos actes. Nos actes et nos pensées ont des conséquences, conséquences proches ou éloignées, mais qui ont toutes le caractère d’avoir une portée « dernière ».  Ainsi, par exemple, si nous avons ou non facilité, dans notre pays, l’installation d’un régime injuste et corrompu, ou si, par notre abstention, nous avons « laissé faire », nous sommes  comptables de toutes les conséquences qui en s’en sont suivies.

Israël se sait jugé en fonction de la Tôrâh, mais Matthieu 25 nous parle d’un jugement « des nations ». Il ne s’agit ni du jugement d’Israël ni de celui de l’Église, mais du jugement des nations. Les nations, qui, hormis Israël, réunissent croyants de toutes religions et incroyants en tout genre sont jugées par rapport au Christ, à Jésus, présent en la personne de ceux auxquels il s’identifie (ceux qui ont faim et soif, qui sont étrangers nus, malades, en prison, comme lui-même l’a été). Nous sommes sur le plan humain, en dehors de toute religion,.

Jésus ne demande pas qu’on l’adore, mais que nous le confessions à travers notre atten­tion aux autres et sans doute aussi, en permettant à ceux qui agissent selon le Christ (non selon l’Homme, mais selon cet homme qu’a été Jésus) sans le savoir, d’en prendre conscience. Le jugement des nations se comprend en toute laïcité : il est difficile d’admettre que tout être humain doive être jugé au nom de « Dieu » ou d’un dieu ou d’une religion, en revanche tout être humain peut être jugé sur son comporte­ment à l’égard de son prochain.

Nous menons une vie cruelle pour tous ceux que la naissance n’a pas, de quelque manière, favorisés et la vie moderne, urbaine est cloisonnée et agitée. Pour se remettre en pré­sence du monde des « petites gens» (parlant de leur condition, non de leur esprit) qui sont les plus exposées à la faim, la soif, le rejet, le froid, la maladie, la prison, il faudrait que, de temps à autre, nous nous déplacions en autobus, métro ou RER dans certaines de nos banlieues.

L’autre problème de la vie moderne est qu’il est difficile, voire hors de portée, pour des personnes individuelles d’apporter une aide efficace à tous ceux qui en ont besoin. Le monde actuel exige que l’on s’organise pour les secours. Les municipalités , les Églises, les grandes organisations caritatives, les ONG, le font. En les rejoignant, nous pouvons entrer dans la vision de Matthieu 25, par authentique générosité, sans idée de mérite, sans même en être scient.

Les « danses macabres » que nous ont laissé les fresques du Moyen âge (voir La Chaise-Dieu) illustrent à leur manière la vision de Matthieu 25. Elles montrent des papes, des évêques, des rois et des princes, entraînés en Enfer alors que de simples tâ­che­rons, d’humbles mères de famille, sont ac­cueil­lis au Paradis. Le dernier Jour est celui de la plus grande surprise.
Aujour­d'hui, les protago­nistes de cette vision de la chrétienté médiévale ont changé : nous pouvons évoquer des agnostiques, des croyants d’autres reli­gions, qui sont accueillis par le Christ Jésus, alors que certains « chré­tiens » ne le sont pas. On com­prend l’étonne­ment (le mot n’est pas trop fort) des uns et des autres » : « Quand t’avons-nous vu affamé, assoiffé, étranger, nu, malade ou en prison et ne sommes-nous pas venus à ton secours ? ».

Ce qui a aussi changé, pensons-nous, est l’idée mythologique d’un Jugement dernier. Nous avons vu, plus haut, comment cette conception se trouve démythologi­sée dès lors que Jésus Christ transpose ce qui est Premier et Dernier au cœur et au centre de l’Histoire.
Nous pouvons ajouter qu’il existe un Jugement « avant-dernier » : le Jugement de l’Histoire, aux termes duquel certaines personnes, certaines catégories d’acteurs de l’histoire (criminels de guerre, criminels contre l’humanité, par exemple) sont voués à la détestation ainsi que ceux qui ont collaboré avec eux et ceux qui, par leur abstention, les ont laissé faire. La différence est qu’il s’agit d’un jugement humain, selon des critères qui, même s’ils sont humanistes et généreux, sont prononcés par des personnes (nous) qui, elles-mêmes ne sont pas « justes ». Le Tribunal international de La Haye montre combien difficile est une justice humaine qui se veut reconnue par un droit universel.
Dans l’optique d’un Jugement qui n’appartient qu’au Seigneur, nous nous garderons de faire nous-mêmes aucun tri (voir la parabole de l’ivraie dans Mt 13, 24-30 ; 36-43) et nous nous souviendrons du conseil de Calvin (pourtant partisan de la double prédestination des élus et des réprouvés) : « Regarder, dans la pratique, tout un chacun comme sauvé »[1].

Dans la vision de Matthieu 25 le Jugement est « dernier » non parce qu’il se situe à une fin mythique de l’Histoire et qu’il est prononcé par un Dieu qui siège dans l’Au-delà, mais parce qu’il se décide en fonction de Celui qui est Alpha et Ôméga, Premier et Dernier, du Juste qui a vécu au mi­lieu de nous, au cœur de l’Histoire, où il a eu faim et soif, il a été rejeté, il a été nu, malade et prisonnier ; ce Juste et ce Saint qui continue d’être présent (alors même que cela ne se produit pas de façon mani­feste) dans et par le rapport que sa parole établit entre sa personne et les affamés, assoif­fés, étrangers, nus, ma­lades, prison­niers de nos sociétés.

Pareille vision peut bien transformer la nouvelle année qui commence en une année « nouvelle » à partir du moment où ce qui est présenté dans l’Évangile comme une vision devient des réalisations à travers nos engagements.

Jacques Gruber





[1] Institution de la religion chrétienne,, III, xxiii, 14 où Calvin cite d’ailleurs Augustin, De correptione et gratia.
                                                                 


 février  2012

« LE SAINT DE DIEU », Marc 1, 24



L’Évangile selon Marc nous relate un épisode qui peut paraître banal. Un homme, dont nous pouvons penser qu’il était membre du peuple Juif, mais qui, lorsqu’il se réfère, d’une manière générique, à « Dieu », ne manifeste aucune éducation religieuse juive particulière, cet homme est saisi par un esprit impur et s’écrie « Jésus de Nazareth, tu es venu pour nous perdre. Je sais qui tu es : Le Saint de Dieu ». Là dessus Jésus exorcise cet homme.

Que disait-on de Jésus, en ces mêmes jours ? Pour les uns, il est l’un des pro­phètes de retour ou le dernier des prophètes, pour André (Jn 1,41), pour Pierre (Mt 16,16) il est le Christ, le Messie, mais en quel sens ? Dans la bouche des disciples, c’est sans doute au sens nationaliste du titre (celui qui va délivrer Israël de l’occupation ro­maine).
Jésus a-t-il dit quelque chose de lui-même ? Suivant les évangiles synoptiques : (Matthieu, Marc, Luc) il se présente comme « Fils de l’homme » (expression tirée de Daniel 7,11) qui est une évocation eschatologique, à peu près équivalente de « l’homme de la fin des temps » ou en qui les temps trouvent leur accomplissement.
Avec le iv ème Évangile, les titres de Logos, de Fils du Père, lui sont décernés. Nous sommes dans une optique christologique, déjà spéculative.
Aujourd'hui nous entendons dire qu’il était un rabbi (un maître), un prophète, un sage (parfois même : un révolutionnaire).

La sainteté, le sacré, la justice :

Pour le judaïsme, il peut y avoir des « hommes de sainteté », un « pays de sain­teté », une « lan­­gue de sainteté », mais seul le Seigneur est Saint. Le démon qui agite ce malheureux homme voit mieux que tout autre en proclamant de Jésus qu’il est le « Saint de Dieu ». Il ne dit pas de Jésus qu’il serait un « homme de sainteté » ou un saint, mais bien « Le Saint de Dieu » autrement la Seigneur lui-même qui, seul, est Saint.
À côté de la sainteté, il existe aussi un secteur du sacré en Israël. Le sacré peut concerner des personnes mais aussi des objets, des temps, des lieux qui sont entourés de crainte et de vénération. Il s’est développé autour de l’Arche, puis du Temple, de son culte, de son clergé, de ses rites, de ses traditions. Il a alimenté une morale du pur et de l’impur à tendance sé­gré­gative, renforcée par l’ignorance des maladies psychiques. En son temps, Jésus dé­nonce la propre justice de certains de ses contem­po­rains, mais, horrmis l’in­fluence du Temple et mis à part les personnages célestes généralement appelés « anges », mais aussi quali­fiés parfois de « saints », en Israël nul n’est saint, en revan­che, on y reconnaît des « justes » (TseDiKiM). La ques­tion que se posait Luther n’était pas « Comment faire pour devenir un saint ? », mais « D’où vient que nous soyons rendus justes devant Dieu ? ».

Incidence christologique :

« Le Saint de Dieu » : si cette appellation, unique dans la Bible, était christologi­que­ment la plus juste ? Pose-t-elle moins de problèmes que celle du « Fils » (la chris­to­lo­gie johannique) ?
Dire de Jésus qu’il est le Saint, c’est dire qu’il est le Kyrios, le Seigneur et, par là même, c’est affirmer la réalité du Saint Esprit, car sans le Saint Esprit personne ne peut dire cela (« Nul ne peut dire : Jésus est le Seigneur ! si ce n’est par le Saint Es­prit », 1 Co, 12, 3). Nous retrouvons ainsi les trois Personnes de la Trinité (Tri-unité).

Conséquences trinitaires :

Les Personnes de la Trinité deviennent alors :
* le Saint de Dieu (au lieu du Fils),
* le Saint en lui-même, le Saint Unique,  le Seigneur, (à la place du Père),
* l’Esprit Saint (non pas un Esprit –ou un esprit- de sainteté !).
Le fait que trois Personnes (le Saint en lui-même qui n’est pas enfermé en soi, le Saint au milieu de nous, le Saint au-dedans de nous) soient énoncées ne touche pas à l’unité du Saint Unique, car, chaque fois que l’une de ces trois Personne est évoquée
 a) le Saint Unique est présent comme tel (comme seul et unique Saint), sans avoir besoin de re­courir à la consubstantialité;
b) chacune renvoie aux deux autres et ainsi de suite (ce que la théologie clas­sique appelle la périchorèse, ou circumincessio).
En conservant, pour chacune des trois Per­sonnes, leur réfé­rence à la sainteté, nous l’exprimons non d’une façon spéculative, mais selon l’ordre pragma­tique de la Parole qui produit les effets qu’elle annonce. 

Il est surprenant que l’Esprit qualifié comme « Saint » ait mis du temps pour être intégré à la Trinité (voir Grégoire de Nazianze qui militait pour cela et le concile de Constantinople de 380-381), alors que le Père ou le Fils, renvoyant au modèle patriarcal et non au Saint, restent forcément ambigus. Ce sera alors la Trinité elle-même, hyposta­siée, qui deviendra la « Sainte Trinité ».
La confession de foi du malheureux de Marc 1, 24 présente, en outre, l’avantage d’annoncer la conséquence de la présence du Saint de Dieu, ce que ne fait pas la Trinité telle que nous la recevons du dogme. Nicée-Constantinople est spéculatif, non pragma­tique ; il est spé­cu­lativement juste, mais est-il effectivement vrai ?

[bémol : la relation spécifique de Jésus au Père dans les synoptiques (voir Geth­sé­mani) dont il fait « notre Père » (Mt et Lc) rejoint les relations du Père et du Fils  dans le iv ème Évangile]

Le « Saint de Dieu » est Seigneur et Sauveur :

Ici, le Saint de Dieu est venu. Il est venu pour nous, pour nous délivrer de tous les esprits qui nous tourmentent. Il amène les humains qui nuisent à notre corps et à notre esprit à se démasquer et cet événement, toujours de nouveau rendu actuel, est véritablement propre, adapté à la finalité requise, il réalise ce qu’il annonce : le salut ou, en termes plus bibliques : la sanctification : « Soyez saints, car je suis saint, moi le Sei­gneur, votre Dieu » (Lévitique 19,2), comme le déclare la Parole au peuple d’Israël. Mais la sanctification crée-t-elle des humains sur-naturels ou est-elle un processus existentiel qui dure tout au long de la vie et se situe dans notre quotidienneté (voir « l’as­cèse dans le monde » de Calvin, « la sainteté dans la vie quotidienne » de Thérèse de Lisieux).
Le Saint Unique devenu être humain conduit les démons et les mauvais esprits à se révéler. Il n’y a pas de diable, il y a des mentalités diaboliques ; il n’y a pas de Satan, mais des gens voués à détruire l’œuvre du Christ ; il n’y a pas de Tentateur, mais des démagogues qui nous font entendre ce que nous souhaitons entendre ; il n’y a pas de démons qui nous habitent, mais des mauvais esprits en chair et en os, eux-mêmes en souffrance, qui nous harcèlent. C’est en et par des êtres humains que l’esprit (au sens anthro­po­lo­gique) prend corps et que d’autres hu­mains peuvent être dominés, terro­ri­sés, asservis, tour­mentés, sinon per­dus (car ils n’ont pas cette possibilité), du moins : éper­dus.

Être sauvé :

La psychanalyse et d’autres sciences humaines nous expliquent comment une psychè peut être malade, rendre malade un humain et en faire un problème, voire un fléau, pour son en­tourage. La thérapie de la parole, la prescription de médicaments chimiques, les règles d’hygiène mentale, les exercices corporels, nous offrent-ils vrai­ment le moyen de nous en sortir ?
Là où le Saint Esprit rend présent le Saint, venant du Saint Unique, qui a vécu au milieu de nous, de nou­velles exis­tences s’inaugurent.
Nouvelles, ces existences le sont, en particulier, du fait qu’elles n’engendrent pas un salut individualiste ou universel au sens impérialiste du terme, mais un salut qui ne peut pas se satisfaire de sa réalisation dans notre existence personnelle et appelle le salut des autres aussi.

Jacques Gruber





mars 2012

Le changement

Le changement

La neige prévisible ne vient cependant jamais qu’à son heure, ensuite, elle fond au soleil.
La crise, elle aussi prévisible, nous surprend néanmoins toujours parce que nous ne voulons pas la voir venir. Lequel de nos Soleils nationaux européens, mondiaux la dissipera-t-il ?
Comme son nom l’indique (krisis : dénouement) n’est-elle pas la sanction imma­nente de nos comportements individuels, sociaux, économiques, écologiques ? N’exige-t-elle pas une réforme des manières de penser et de vivre de chacun de nous en Occident comme en Orient ?

En paraphrasant le Notre Père, nous pourrions dire : « Ne nous conduit pas dans la crise, mais délivre-nous du besoin ».

Le besoin est renaissant. Lorsque nos besoins immédiats (nourriture, vêtement, logement, instruction, affections) sont satisfaits, d’autres besoins naissent et quand ceux-ci sont assouvis d’autres encore et ainsi de suite, cela n’a pas de fin. Et, comme la satisfaction des besoins exagérés de certains  produit la pénurie pour les autres, c’est un cercle vicieux. Les réformes tentent d’y remédier, mais il faudrait plus, or une réformation n’est pas possible hors l’action de la parole de Dieu, il reste alors les sur­sauts d’indi­gna­tion et de colère, les révolutions qui, eux aussi, n’accomplissent pas la justice et nous entraî­nent dans une fuite en avant insatisfaisante.

Les changements extérieurs (régimes, lois, gouvernements) sont nécessaires, mais ne sont rien s’ils ne sont pas accompagnés de changements intérieurs et vice-versa.
Changer un enfant d’école peut aider à résoudre ses problèmes scolaires, mais il faut aussi qu’il prenne certaines résolutions.

Dans l‘opérette La Fille de Madame Angot, de Charles Lecocq (1872) les acteurs chansonnent le Directoire qui a suivi la fin de l’Ancien Régime, la Révolution et la Terreur, au moment où  Barras occupe le devant de la scène :

« Barras est roi, Lange est sa reine
ce n’était pas la peine (bis)
assurément
de changer de gouvernement ! »

Derrière nos prières, il y a la demande plus essentielle : Qu’il y ait un Dieu qui ne soit pas seulement pour nous « comme un père » (Ps 103, 13), mais dans la même relation que Jésus au Père.

Cette relation qui nous apporte la réconciliation avec nous-mêmes et avec les autres est propre à nous faire prendre une réelle distance avec le besoin parce qu’elle nous libère, si peu que ce soit, de nous-mêmes, de nos pesanteurs et de la soif inex­tin­guible de l’avoir.

Le changement qui est ici en cause concerne nos manières de penser et de vivre. Il appelle à placer les manières d’être que l’Évangile nous propose, tant dans le Premier Testament que dans le Nouveau, avant les manières de posséder (même en ce qui concerne la possession de la terre, du savoir, des moyens de production et surtout, du pou­voir). Cela ne vise pas que les conduites morales, cela concerne nos actes de citoyens (politique, économie, écologie).

Nos manières d’être sont-elles nécessairement des superstructures qui re­flè­tent l’infrastructure écolo-économico-sociale (comme le veulent les marxismes), ou, à l’in­verse, ces manières d’être orientent-elles décisivement les réalisations écologiques, éco­no­mi­ques et sociales (thèse de Max Weber) ? Il est sûr que, lorsqu’elles sont d’un ordre tel qu’elles nous libèrent d’une sujétion aux besoins, elles nous arment pour affronter les crises.

Jacques Gruber




avril 2012

CARÊME


Marc 9, 2-12

(2)  Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et les emmène seuls à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux, (3) et ses vêtements devinrent éblouissants, si blancs qu'aucun foulon sur terre ne saurait blanchir ainsi. (4) Élie leur apparut avec Moïse; ils s'entretenaient avec Jésus. (5) Intervenant, Pierre dit à Jésus: "Rabbi, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes: une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie." (6) Il ne savait que dire car ils étaient saisis de crainte. (7) Une nuée vint les recouvrir et il y eut une voix venant de la nuée: "Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le! (8) Aussitôt, regardant autour d'eux, ils ne virent plus personne d'autre que Jésus, seul avec eux.
(9) Comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu'ils avaient vu, jusqu'à ce que le Fils de l'homme ressuscite d'entre les morts. (10) Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce qu'il entendait par "ressusciter d'entre les morts". (11) Et ils l'interrogeaient: "Pourquoi les scribes disent-ils qu'Élie doit venir d'abord?" (12) Il leur dit: "Certes, Élie vient d'abord et rétablit tout, mais alors comment est-il écrit du Fils de l'homme qu'il doit beaucoup souffrir et être méprisé?


Si nous sommes sur la haute montagne dans la Gloire sachons que nous ne pourrons nous y établir et lorsque nous serons sur le Golgotha de la Croix sachons que notre épreuve peut être l’occasion d’un témoignage.

Dans la Bible, la Gloire est associée à la lumière, l’illumination, une grande clarté, mais cette aura ne vaut que par Celui qu’elle met en évidence tel qu’il est dans et pour l’Éternité. Cela n’a rien à voir avec le triom­pha­lisme, l’or, l’art, le spectacle, mais avec une vérité première et dernière.

La vérité de notre vocation terrestre, elle, c’est la croix. Une croix sans dolo­risme, sans masochisme, sans culpabilisme, telle qu’elle vient à nous, sans l’avoir cher­chée, sans tenter de l’éviter. Cette vérité de notre vocation terrestre peut devenir, sans même que nous l’ayons délibéré, un témoignage porteur de libération pour d’autres. Le moment venu, elle ne s’exprimera pas dans une théologie de la gloire, mais avec la théo­logie de la croix (voir Luther, Thèses de Heidelberg, 1518).

C’est cette théologie que chante Jean-Sébastien Bach avec « Ô Jé­sus que ma joie demeure ». Que ma joie demeure « malgré le mal et la souffrance, mal­gré les limites de notre raison et les révoltes de notre cœur, malgré nos incompré­hen­sions et nos refus, malgré l’igno­rance et l’incrédulité » (comme dit la confession de foi de Karl Barth).

Il y a des jours où nous sommes sur la montagne avec Jésus, où nous nous sentons pleins de foi et d’allant. Nous pensons que cela va durer, mais il suffit d’une nuée qui passe (une sollicitation extérieure, un trouble, une distraction) pour tout effa­cer.
Quand on est sur la montagne, il y a un moment où l’on en redescend. Après que la parole de Dieu a éveillé un écho dans nos cœurs, soyons capables d’entendre l’an­nonce de la Croix.
Les dis­ciples qui ont vécu la Transfiguration se sont endormis à Geth­sé­mani, l’ont renié. Ils ont abandonné Jésus et se sont cachés, terrorisés par la crainte d’être arrêtés à leur tour.
Le jour de la Crucifixion (à l’exception de Jean, suivant le iv ème Évangile), pendant le chabbat qui a suivi et même au matin du premier jour de la semaine, il n’y avait plus personne. Ce sont d’humbles femmes, à l’aube, qui se rendent à la tombe pour accomplir les rites funéraires qui n’ont pu être exécutés à temps. N’imaginons pas que nous ferons mieux qu’eux. Si, déjà, nous faisons aussi bien qu’elles.
C’est le don du Saint Esprit, lors de la Pentecôte, qui emplit Pierre de hardiesse pour annoncer le Ressuscité et affronter le tribunal après la guérison opérée à la Belle Porte. Le témoi­gnage ne se fabrique pas et ne s’improvise pas, il nous est toujours don­né en fonction des circons­tances, il nous surprend et nous édifie nous-mêmes.

Paul nous en donne l’exemple lorsque, étant en prison (sans doute à Éphèse) il écrit aux chrétiens de Philippes :
Philippiens 1 (12) Je veux que vous le sachiez, frères: ce qui m'est arrivé a plutôt contribué au progrès de l'Évangile. (13) Dans tout le prétoire, en effet, et partout ail­leurs, il est maintenant bien connu que je suis en captivité pour Christ, (14) et la plupart des frères, encouragés dans le Seigneur par ma captivité, redoublent d'audace pour an­non­cer sans peur la Parole. ».
Plus loin, dit-il aux Philippiens : « Priez pour moi » ? Non, mais : « Réjouis­sez-vous dans le Seigneur en tout temps ; je le répète, réjouissez-vous » (4, 4) et « priez pour vous » (« Ne soyez inquiets de rien, mais en toute occasion, par la prière et la supplication accompagnées d’action de grâces faites connaître vos demandes à Dieu. Et la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence, gardera vos cœurs et vos pensées en Jésus Christ », 4,6). Ici, le « poisson d’avril » c’est ICHTUS (Jésus Christ Fils de Dieu Sau­veur).

La croix vécue par Paul à cause de l’Évangile est devenue un témoignage pour les païens et pour les chrétiens de Philippes.

Le témoignage chrétien n’est pas la néga­tion de l’autre (prosélytisme), il n’est pas une façon de se faire justice, il est justice parce qu’il répand la vie et non la mort autour de lui, quand bien même devrait-il entraîner la mort du martyr. La vengeance de l’Homme ne peut témoigner de la justice ni de la miséricorde du Seigneur.  Le témoi­gnage est re-créateur, pour le témoin et pour les autres parce qu’en dernière analyse, il n’est pas notre œuvre (le projet  d’être faits participants de la passion du Christ), mais celle de l’Esprit du Christ. Il est le fruit d’une occasion qui nous est offerte sans l’avoir prévu. Le plus souvent, comme les allumettes, il ne sert qu’une seule fois, nous ne pouvons pas en faire notre fond de commerce.
Á tous ces titres, il n’est pas triste, il inaugure quelque chose de neuf, il est libérateur et créateur de liberté (liberté in­térieure de celui qui est sous la croix, liberté extérieure de ceux qui le reçoivent). Il peut devenir sujet de joie, il est une occasion de rendre grâces, d’aller plus loin.



Jacques Gruber





 mai 2012

RÉSURRECTION


Les témoignages du Nouveau Testament sur la résurrection de Jésus nous ren­voient-ils à une ressuscitation (comme le fils de la Chounamite, 2 Rois 4,32-37) ; le jeune homme de Naïn, Lc 7, 11-17) ? Sont-ils ceux d’un enlèvement au Ciel (comme Hénok, Ge 5, 23-24 ; Élie, 2 Rois 2, 11-14) ? S’agit-il de l’assomption d’un-e mort-e (la dormition ou l’assomption de Marie) ?

Lisons l’un de ces témoignages :

Jean 20: « (1) Le premier jour de la semaine, à l'aube, alors qu'il faisait encore sombre, Marie de Magdala se rend au tombeau et voit que la pierre a été enlevée du tombeau. (2) Elle court, rejoint Simon-Pierre et l'autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit: "On a enlevé du tombeau le Seigneur, et nous ne savons pas où on l'a mis." (3) Alors Pierre sortit, ainsi que l'autre disciple, et ils allèrent au tombeau. (4) Ils couraient tous les deux ensemble, mais l'autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau. (5) Il se penche et voit les bandelettes qui étaient posées là. Toutefois il n'entra pas. (6) Arrive, à son tour, Simon-Pierre qui le suivait; il entre dans le tombeau et considère les bandelettes posées là (7) et le linge qui avait recouvert la tête; celui-ci n'avait pas été déposé avec les bandelettes, mais il était roulé à part, dans un autre endroit. (8) C'est alors que l'autre disciple, celui qui était arrivé le premier, entra à son tour dans le tombeau; il vit et il crut. »

Luc 24, 12 fait également mention des bandelettes restées dans la tombe vide. :  « Pierre cependant partit et courut au tombeau; en se penchant, il ne vit que les bande­lettes, et il s'en alla de son côté en s'étonnant de ce qui était arrivé. »

Le récit du Quatrième Évangile : la tombe où l’on ne retrouve pas le corps de Jésus, mais cependant les bandelettes qui l’avaient entouré et le linge placé sur son visage correspond à ce que l’on nommerait aujourd'hui « le signifiant de la Résurrec­tion ».  Si le corps de Jésus avait été enlevé, aurait-on pris la peine et le risque de le sortir de ses bandages ?  La notation des bandelettes et du suaire qui ne sont pas aban­donnés par terre, en désordre, mais pliés et rangés, ajoute à cette impression d’une scène de résurrection.

Sur le plan historique, on ne peut pas ignorer les questions, à vrai dire indé­pas­sables, que posent et ne cesseront de poser, ce texte.

Il y a bien des traditions, comme en islam, qui disent que Jésus n’est pas mort sur la croix, mais, elles ne nous disent pas ce qu’il en a été de lui par la suite. D’autres traditions parlent d’une subtilisation du corps de Jésus. Elles se bornent à cette assertion sans que rien n’indique qui auraient eu intérêt à cela ni ce qui a pu être fait du corps. En dehors des témoignages évangéliques qui constatent son absence dans la tombe, au lende­main du chabbat, nous ne connais­sons aucune autre tradition, de quelque origine que cela soit, sur le corps de Jésus : tout se passe comme s’il avait disparu. Les évangiles se situent d’emblée sur le plan de l’uni­ver­sel et de l’éternel.

Théologiquement, la résurrection de Jésus ne ressemble à rien d’autre : elle est de l’ordre d’une re-création dans l’éternité. C’est un scandale et une folie pour notre ra­tio­nalisme, mais pas pour une pensée relevant de « l’esprit de finesse », comme disait Blaise Pascal (note 1) et moins encore pour la foi en la personne de Jésus dont l’Évangile fait de nous les contemporains (Sören Kierkegaard, note 2).

La résurrection de Jésus nous oblige à faire des options théologiques.
Avons-nous une théologie de la gloire (à partir de la création et de la psy­cho­logie introspective, fondée sur la raison et la métaphysique chrétienne, proposée par l’autorité de l’Église), ou une théologie de la croix (partant du scandale et de la folie du Messie crucifié) ?
Cherchons-nous des preuves (le Saint Suaire de Turin, les « visions » du Christ comme celles dont témoignent le poète Max Jacob ou la philosophe Simone Weil) ?
Sommes-toujours dans « l’économie » (note 3) de l’his­toire sainte continuée (qui est celles des apparitions aux disciples), ou bien, depuis que les canons du Premier Testa­ment et du Nouveau Testament ont été clos, dans une « éco­no­mie » de l’annonce, de la prédication, du témoi­gnage  (une « économie » kérygmatique, note 4) ?
Rudolf Bult­mann avait eu cette ex­pres­sion non pas simplifiée, mais synthétique : « Jésus ressuscite dans le kérygme »).

Aujourd'hui, et cela depuis déjà longtemps, la résurrection de Jésus réside dans les « possibilités d’existence humaine » (R. Bultmann) totalement inédites auxquelles renvoient et nous font accéder, toujours encore, toujours de nouveau, les témoignages évangé­­­liques au sens large : les témoignages qui concernent la résurrection inséparable­ment de ceux qui se rapportent aux compor­te­ments de Jésus et à sa prédication du royaume.

L’annonce du Ressus­cité, de Jésus ressuscité, du Messie (Christ) crucifié res­sus­cité, dans la prédication sous toutes ses formes, lesquelles englobent le baptême et la cène, cette annonce, provoque un changement de pensée et d’existence, de façon de se voir soi-même et de travailler sur soi, de considérer les autres en se déprenant de soi-même, de regarder les êtres, les choses, les événements et de les transformer. C’est une actu­alité de l’ordre de « l’éter­nité présente dans l’instant » (Kierkegaard), vécue de manière charis­ma­tique dans nos exis­tences (suite au témoignage intérieur du Saint Es­prit qui atteste les Écri­tures bi­bliques, Calvin, note 5), comme une intelligence nouvelle de soi, du monde et de l’his­toire, une nou­velle intelli­gi­bilité et une source iné­puisable de sens pour l’être hu­main, la société, l’his­toire, le monde.

La Résurrection aujourd'hui consiste en l’ensemble des effets charismatiques (les effets ayant pour cause l’ac­tion du Saint Esprit : métanoïa, nouvelle naissance, tant sur le plan individuel qu’ecclésial) engendrés par l’annonce de l’É­van­gile (au sens large qui peut comprendre toute la « Bonne Nouvelle » biblique), annonce qui comporte nommément celle du Ressus­cité.

Nous parlons de la Résurrection de Jésus à partir de notre propre régénération par l’Esprit. Annoncer l’Évangile, en paroles et en actes, c’est la Résurrection (uni­ver­selle parce qu’éternelle) en marche.

Celui qui se met en tête d’annoncer la Résurrection (ou le Ressus­cité) doit d’a­bord savoir ce que ces mots peuvent évoquer chez son auditeur. Pour ce dernier, c’est peut-être une tradition religieuse, comme il y a des traditions hindou­istes, boud­dhistes, musul­manes, animistes ou c’est, sans doute, un mythe. C’est à partir de son comporte­ment, de ses attitudes devant les événements, puis en raison de la manière dont il trans­mettra dans l’actualité de son interlocuteur l’annonce du Royaume dont témoigne l’Évangile, c'est à dire bien avant de pro­non­cer les mots de Résurrection et de Ressus­cité. À vrai dire, c’est à son interlocuteur d’en venir, de lui-même, à trouver ces mots.
Depuis William Wrede (1859-1906), on nomme cela « le secret messia­nique » (note 6) : nous n’avons pas cru en Jésus parce qu’on nous l’a enseigné, mais suite à une découverte personnelle. Assistant à l’agonie de Jésus, le centenier qui com­man­dait la crucifixion sur le Golgotha, soldat romain éloigné de toute culture biblique, a fait cette découverte pour lui-même : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu » (Mc 15, 39).
C’est à partir de la Croix et du Messie crucifié que notre auditeur découvrira la Résurrection et le Ressuscité. On appelle ça la « théologie de la croix » (Luther, Con­tro­verse de Heidelberg, 1519).


Jacques Gruber



juin 2012

TÉMOIGNER

Lorsqu’on parle d’évangéliser, il se peut qu’on sous-entende : prosélytisme. Le témoignage est ailleurs, il n’est pas volontariste, il serait plutôt opportuniste. À condi­tion de parler d’un opportu­nisme qui ne dépend pas du hasard, mais qui est don de Dieu. Tout ce qui touche à la Pentecôte, qui est celui de l’Église, relève de l’impromptu, du charismatique : un souffle qui n’est pas du vent, mais, au contraire, dispensateur de nombreux dons propres à nous transformer et, à travers nous, la société où nous vivons, voire même le monde qui nous entoure.

S’agissant du témoignage, la situation varie selon les lieux et les temps. Parlons de nous, ici, aujourd'hui.

Une chrétienté de plein vent comme la nôtre est, par excel­lence, le temps des témoins.

Nous ne sommes pas témoins, nous le devenons, cela nous est donné et c’est un devenir permanent.

Est-ce à la suite d’une décision unilatérale ou de la rencontre entre une situation personnelle et un appel qui retentit de diverses manières dans le Nou­veau Testament : « Allez, prêchez et dites : Le royaume des cieux est proche », Mt 10, 7 ; « Vous serez mes témoins » (Ac 1,8) , « Malheur à moi si je n’évangélise » (1 Co 9, 16) ?

La bonne volonté suffit-elle ou ne représente-t-elle pas plutôt un handicap ? Soyons lucides : nos concitoyens peuvent bien ranger l’expression publique de notre foi avec les discours, les publicités, les spectacles, les imaginaires, les témoi­gnages, la dérision, qui le sollicitent de toutes parts. En quoi s’en distinguerait-elle ? Pourquoi bé­né­ficierait-elle d’un traitement à part ?

Il est aussi nécessaire que nous soyons au clair sur notre propre cheminement : la part des lieux, des personnes, des circonstances (et quelles ont été préci­sé­ment celles-ci), et la part revenant à la parole de Dieu ?

Le témoignage est-il notre projet ? Se commande-t-il ? Se planifie-t-il ?  N’est-il pas im­promp­tu ? Dans le meilleur des cas, nous nous trouvons brusquement devant une demande le plus souvent non formulée, mal formulée ou indirecte, il faut être capable de deviner, par un amour véritable de notre prochain, ce qui est en cause et d’accepter le dérangement que cela provoque dans notre planning.

Le témoignage chrétien est en acte et en parole. Ce sont souvent nos compor­te­ments (individuels ou relevant de l’Église) qui, à notre insu, attirent l’atten­tion et nos comportements (individuels ou ecclésiaux) qui, au vu et au su de tous, in­fir­ment notre parole.

Le témoignage peut être d’un moment et il peut s’insérer dans la durée. Les échanges que nous pouvons avoir, suite à un premier contact, ont-ils pour but de dé­livrer une doctrine et une pratique de salut, comme faisaient les gnostiques, comme font les idéologies totalitaires modernes, ou bien d’amener, grâce à l’Esprit, notre interlocu­teur à dire, de lui-même et non sur notre parole : « Cet homme était vraiment le Fils de Dieu » (Mc 15, 39), « Il est réellement ressuscité » (Lc 24, 34) ?

Le témoin a besoin d’être clair sur son projet : son témoignage doit-il conduire à l’Église ou a-t-il pour effet de permettre à une personne de donner une libre réponse au Dieu de Jésus Christ, réponse propre, pour des engagements personnellement con­sentis ? Sommes-nous mus par une éducation religieuse ou par notre contempo­ra­néi­té avec Jésus, le Messie (Christ), Sauveur et Seigneur, que sa parole, scellée en notre plus intime par le Saint Esprit, rend actuel ? La foi que nous nous sentons appelés à présenter est-elle transmission de traditions ou confiance en une Personne ? Les con­te­nus et les comportements de foi que nous proposons éventuellement doivent-ils être au-dessus de tout doute ou relève-t-ils de la vérité vivante du « malgré tout », du « en dépit de tout » ?

Sommes-nous les témoins d’une histoire sainte continuée ou sommes-nous les témoins d’un message (l’Évangile) ? Annonçons-nous des prodiges ou annonçons-nous la Bonne Nouvelle ? Par le fait, une seule et même Parole, déclinée de multiples façons : « Lève-toi, relève-toi, rele­vons-nous ! ».

Concernant ce que peut être notre témoignage (individuel, communautaire) ici et aujourd'hui, la protestation de Kierkegaard, relayant 1 Co 1, 17-31, me paraît plus que jamais de mise : le christianisme est scandale et folie. Scandale pour les gens de reli­gion, de piété, de tradition ; folie pour les sages, les intelligents, les esprits forts, alors que pour celui qui vit de la parole de Dieu interprétée par l’Évangile, il est « sagesse, justice, sanctification et rédemp­tion » (verset 31).

Cette vieille nouvelle est formidable. C’est pourquoi nous devons aussi nous attendre à des effets en retour, des contrecoups : le témoignage n’est pas payant, au con­traire, il y va de notre tranquillité, de notre liberté, parfois même de notre vie. De toute manière, le témoin qu’il peut nous avoir été donné d’être une fois est appelé à s’effacer : « Il faut qu’il croisse et que je diminue » (Jn 3,30).

Jacques Gruber



Septembre 2012

Mariage homosexuel

Mariages homosexuels, une opinion personnelle :
la « reconnaissance ecclésiale d’un mariage civil »

[Ce texte n’a été écrit à la demande d’aucune Église, il entre dans la libre réflexion générale des chrétiens sur le sujet des mariages homosexuels.]


Ma première remarque sera d’ordre sémantique. Il me semble que le mot « mariage » implique la réunion d’éléments différents et qui demeurent tels. Le drapeau français marie le bleu, le blanc et le rouge. Une union homosexuelle serait un camaïeu plutôt qu’un mariage ou un mélange.

La seconde se veut culturelle. Pour des êtres humains, la rencontre et la fré­quen­ta­­tion des sexes différents est l’école de l’altérité. Cette suite d’expé­riences nous cons­ti­tue en même temps qu’elle nous initie à d’autres rencontres de tout ordre. Si la spécifi­ci­té des genres ne peut pas être biologiquement fondée (note 1), la perma­nence de la distinction des genres ressortit au bien être culturel, anthropologique et social de l’être humain.

La troisième sera biblique : le texte biblique est dans une situation d’histoire sainte et dans une perspective théocratique : il donne une parole à destination d’un peuple mis à part pour être saint. C’est le cas d’Israël et, dans des conditions différentes, de l’Église. Ce n’est pas le cas de nos sociétés civiles occidentales qui séparent le théologique du politique et se veulent démocratiques.

Une question ecclésiale

Les Églises ont des convictions comme les sports ont leur constitution et leurs règles. On ne demandera pas à des basketteurs de jouer avec un ballon de rugby. En revanche, une Église peut parfaitement prier (intercéder) pour une couple homo­sexuel qui s’est marié civilement, donner à cette prière un caractère solennel et même, éventu­el­le­ment, enregistrer cet acte dans ses registres.

Comme chrétiens, nous ne pouvons pas ignorer purement et simplement une évolution de nos sociétés et de nos familles, moins encore opposer une fin de non-recevoir à toute demande émanant d’un vœux humain sincère. Nous avons, d’autre part, le devoir de ne pas ajouter à la conf­u­sion actuelle des esprits en Occident, même si elle s’appuie sur des légitima­tions scien­tifiques et si l’État démocratique lui apporte sa léga­li­sation. C’est enfin rendre, peut être, service aux homosexuels eux-mêmes que de les rendre attentifs à celles de leurs revendications qui relèvent du désir mimétique de faire comme les hétérosexuels au lieu de chercher et de trouver des expressions sociales vraiment ap­pro­priées à leur devenir*.

* On pourrait dire : Union familiale unisexe..

L’institution d’un mariage civil pour les couples homosexuels peut permettre à nos Églises (je parle d’un point de vue protestant) de trouver la bonne manière de leur offrir une reconnaissance charismatique et ecclésiale.  Une manière qui n’est pas com­man­dée par le désir mi­mé­­tique d’une bénédiction nuptiale, mais qui est une expression nou­velle : la re­con­­nais­­sance ecclé­siale d’un acte civil de mariage homo­sexuel qui s’inspi­re (beaucoup de choses étant différentes par ailleurs) de notre « recon­naissance des minis­tères ».

Il me semble qu’une Église peut dire à ses fidèles :

« Dans la Nouvelle Alliance en Jésus Christ, nous ne nous sentons plus tenus par les exclusives prononcées contre l’homosexualité dans le cadre de l’histoire sainte, mais l’union conjugale de deux per­sonnes de sexe différent appartient à l’ordre de la Création qui fait foi pour nous (note 2).  Pour ces deux raisons, nous estimons, d’une part, que des couples homosexuels ou des personnes appartenant à des couples homosexuels, ont toute leur place dans nos com­mu­nau­tés, tout en leur demandant, d’autre part, de ne pas exiger de nos Églises une « bénédiction nup­tiale » (note 3), à charge pour ces Églises de reconnaître la réalité du mariage civil, lequel officialise, stabilise et légalise les couples homosexuels ».

Il ne s’agit pas d’un accueil du couple homosexuel, mais d’un acte ec­clésial solennel (une prière communautaire) de reconnaissance du mariage civil qui a eu lieu précédemment qui aura fait l’objet d’un ou plusieurs entretiens préparatoires.

Le cadre de cet acte me paraît devoir être le culte dominical (comme cela se faisait à l’origine, dans nos Églises, pour les mariages), au moment de la prière d’inter­ces­sion, au titre de l’une des demandes particulières de cette prière et alors que les personnes civilement mariées se trouvent au milieu de l’assemblée (ou se sont appro­chées sur le devant ou sur le côté ?). Sans doute sera-t-il bon, chaque fois, au moment où l’on introduira la prière d’intercession, d’annoncer et d’ex­pli­quer ce que représente une « reconnaissance, par et dans l’Église, d’un mariage civil ».

Par exemple : « Seigneur, nous te prions au Nom de Jésus Christ pour X et Y dont l’union conjugale a été civilement ratifiée (cette semaine/ ce mois-ci/ ou toute autre réfé­rence), présent-e-s en ce jour au milieu de nous avec leur famille et leurs amis, donne-leur de vivre ensemble heureusement et accorde-leur, comme à nous, tous tes dons, Amen ».

Il vaut mieux nous garder de tout geste accompagnant cette prière. Là où, dans le meilleur des cas, nous entendons la Parole, le public n’entend que des paroles. Il attend le geste religieux par le « pou­voir sacerdotal » duquel un « quelque chose » de sub­stan­tiel se communique. Par quoi, tout est faussé.

On peut discuter de savoir si cet « acte ecclésial de reconnais­sance » sera ouvert à n’importe quelle demande (ce qui peut produire un appel d’air, du moins dans les pre­miers temps) ou s’il faut exiger qu’au moins l’un des demandeurs soit un membre enga­gé de l’Église (ce qui peut paraître discriminatoire par rapport aux mariages hétéro­sexuels que nous bénissons) ou, qu’au moins, les deux soient baptisés, etc..

En ce qui concerne les engagements, la logique d’une « recon­nais­sance » d’un mariage civil veut que l’on s’en tienne à ceux qui ont été pris, sur le plan civil, à la mairie, tel que : « Les époux se doivent mutuellement secours et assistance ». En revanche, il n’est pas exclu qu’au cours du culte, l’un-e ou l’autre, ou les deux, intéressé-e-s prennent part, à la mesure de leur engagement dans l’Église, à la liturgie ou aux lectures bibliques.

À la suite de cette intercession, et pour lui donner toute sa dimension, on peut prier le Notre Père tous en­semble.

On peut débattre de savoir s’il conviendrait ou non qu’à l’issue du culte on inscrive cet acte dans un registre ad hoc (en tout cas pas le registre des mariages). On peut également discuter de savoir s’il serait bon qu’à l’issue du culte l’Église offre aux intéressés une Bible ou tout autre présent qui fasse mémoire.

Du moment que le mariage n’est pas sacramentalisé (retour à la note 3), la prière d’intercession, prière commune de toute l’Église en présence des intéressés, n’est pas spirituellement (charismatiquement) moindre qu’une bénédiction. La bénédiction est une prière pronon­cée sur une (ou des) personne(s), la prière d’intercession est une demande de bénédic­tion pour une (ou des) personne(s).

L’aspect social de l’acte et l’opinion publique ont beaucoup d’importance. Il faut que les couples homo­sexuels fassent la preuve qu’ils nous respectent comme  nous les respectons. La logique de ce respect mutuel implique qu’ils s’engagent à organiser toutes les festivités, mondanités et publicités de leur mariage pour le jour de celui-ci, c'est à dire pour le jour de leur mariage civil, à l’exclusion du dimanche pour lequel aura éventuellement été prévue la recon­naissance ecclésiale de leur couple.

Ni mariage ni bénédiction, mais une prière de l'Église et dans l'Église. La prière se situe sur le plan de la demande (ni le besoin ni le désir). Demande animée par la conviction d’être exaucée même si l’exaucement doit se réaliser différemment et ailleurs que ce que nous avons pu imaginer. Tel est notre terrain d’entente dans l’Église que nous soyons d’orientation hétéro ou homo­sexuelle.

La relation au politique

Sur le plan politique, l’Église est-elle à sa juste place quand elle dénonce les déci­sions d’un État démo­cra­tique ? Elle est entièrement dans son domaine quand elle demande à ses fidèles de suivre, quant à eux, en leur âme et conscience, la loi, la tradition, la coutume, le règle, de leur Église, sans prétendre légiférer universellement. Elle reste dans son rôle quand elle demande à ceux de ses fidèles qui sont députés ou sénateurs d’entrer dans une réflexion sur le sujet, du moment qu’elle ne leur donne pas le mandat impératif de suivre ses propres con­clu­sions. Il est légitime qu’elle fasse entendre sa voix dans les débats démo­cra­tiques publics sur le sujet. La situation de l’Église confessante dans un État totalitaire est différente. Il s’agit alors de désobéis­sance civile au risque du martyre.

Le mariage (puisque c’est ainsi que l’on dit) comporte le droit à l’adoption. Dans les cas d’homosexualité fémi­nine ou mas­cu­line l’adoption se pré­sente dans des condi­tions physiques et physiolo­giques différentes. L’a­dop­­tion par deux hommes est beau­coup plus extérieure que celle qui existe entre deux femmes qui ont portés et mis au monde leurs enfants.

Il existe de plus en plus de familles monoparentales où les enfants ne semblent pas affectés par l’absence des deux modèles parentaux de chaque sexe, beau­coup de fa­milles recomposées où les enfants ont en quelque sorte deux parents de chaque genre.

Sur le plan éthique

Ce qui me semble constituer un problème pour des enfants adoptés dans des conditions d’ho­mo­sexualité féminine ou masculine, c’est qu’ils auront des parents qui ne se pri­veront pas d’avoir, entre eux, sinon au vu, du moins au su de leurs enfants adoptifs, des pratiques sexu­elles propres au couple qu’ils forment et à leurs autres relations homo­sexuelles. Les enfants vont vivre, au moins en partie, dans un entourage de personnes qui ont des pra­tiques homosexuelles. Comment savoir quelle sera leur réaction, de quelle manière cela marquera leur existence ?

Last, but non least, les couples homosexuels qui veulent un mariage et des enfants adoptifs doivent bien savoir qu’élever des enfants c’est leur apprendre à se passer de nous et qu’ils seront, tout comme les parents hétérosexuels, mais sans doute à leur propre manière, confrontés à la crise de l’adolescence, au rejet du père pour les garçons, à la rivalité avec leur mère, pour les filles.

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(1) La science se fonde sur l’ordre du cosmos et de la nature, mais découvre un certain désordre bio­lo­gique, les surprises d’ordre social et les aléas historiques.
(2) L’ « ordre de la création » est le contraire d’un « désordre » de la création. Cette expression ne renvoie pas au sens créationniste qui absolutise l’ordre des étapes du récit de Genèse 1, encore que ce déroulement soit riche de significations.
Cette formule est une autre expression pour l’« intelligibilité du réel » (cosmos, nature, être humain, société). « Ordre de la création », « intelligibilité du réel », les deux expressions renvoient au premier chapitre du livre biblique de la Genèse qui ne parle pas de l’œuvre d’un dé­miurge ou de la lutte entre un dieu créateur et un dieu destruc­teur, mais d’une « action » de la « parole », « parole et raison créatrice Une » : explicite et univoque, qui, du coup, institue la Parole comme relation originelle, actuelle et personnelle entre le Créateur et celles de ses créatures qui sont appelées à devenir toujours plus des personnes douées de raison et de parole.
« Dieu dit : Faisons l’homme [ADaM : l’être humain] à notre image, selon notre ressemblance. […]. Il les créa [non « le créa »] mâle et femelle [ZaKaR  OuNeQèBèH]. » (Ge 1, 26-27). Androgyne primordial pour les gnoses ; c’est, dans l’interprétation juive et chrétienne, l’être humain complet.
Compte tenu de l’ordre de la création ou de l’intelligibilité du réel, des parents homosexuels ne peuvent pas dire à leurs enfants adoptifs : « Vous avez deux papas » ou « Vous avez deux mamans ». De plus, en revendiquant le mariage et en se partageant, au sein de leurs couples, les rôles féminin et mas­culin, les homosexuel-l-es rendent témoignage, serait-ce à leur corps défen­dant, à cet « ordre de la création ».
Je ne tiens pas compte ici du récit (plus ancien) de Genèse 2 qui montre le Seigneur Dieu modelant ADaM avec de l’argile (Ge 2, 7) et parle de former à partir d’une côte d’ADaM une aide semblable à lui nom­mée femme (ICHaH : « hommesse ») - parce que « tirée de l’homme (ICh »)- (Ge 2, 18-24). Ce texte appelle une discussion propre, il ne faut pas l’amalgamer avec le précédent.
(3) Tout en étant sacré, au sens moral de ce terme, le mariage n’est pas un sacre­ment pour les protestants (ne sont dénommés sacrements que les deux actes d’u­nion au Christ établis dans les évangiles : la cène et le baptême). Le mariage est une bénédiction si bien que bénir une union de deux homosexuel-le-s ne se distingue pas d’un acte de mariage ; en tout cas pour la forme, laquelle prime souvent pour les familles, les amis, le public, toujours pour les médias et parfois même pour les intéressés.



Jacques Gruber


octobre 2012

Le démoniaque de Gérasa




Marc 5, 1 à 9 :

1 Ils arrivèrent de l'autre côté de la mer, au pays des Géraséniens. 2 Comme il descendait de la barque, un homme possédé d'un esprit impur vint aussitôt à sa rencontre, sortant des tombeaux. 3 Il habitait dans les tombeaux et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne. 4 Car il avait été souvent lié avec des entraves et des chaînes, mais il avait rompu les chaînes et brisé les entraves, et personne n'avait la force de le maîtriser. 5 Nuit et jour, il était sans cesse dans les tombeaux et les montagnes, poussant des cris et se déchirant avec des pierres. 6 Voyant Jésus de loin, il courut et se prosterna devant lui. 7 D'une voix forte il crie: "Que me veux-tu, Jésus, Fils du Dieu Très-Haut? Je t'adjure par Dieu, ne me tourmente pas." 8 Car Jésus lui disait: "Sors de cet homme, esprit impur!" 9 Il l'interrogeait: "Quel est ton nom?" Il lui répond: "Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux."

Deux points nous rapprochent de ce Gérasénien : d’abord, le fait que c’est un païen, vers qui Jésus va, pour qui il traverse toute la largeur du lac de Tibériade parce qu’une sérieuse distance nous sépare de lui (une distance de temps pour le moins), ensuite le fait que nous sommes agités par tout espèce d‘esprits, sans aller for­cé­ment jusqu’au cas clinique où le malade se  mutile ;

Alors que, chez les siens, en Israël, Jésus n’est, le plus souvent, pas reconnu, du moins pleine­ment, l’Évangile met dans la bouche de ce païen une confession de foi achevée : « Fils du Dieu très haut ». Il est surprenant de trouver dans cette bouche une expression qui semble une confession de foi de l’Église. L’exégèse nous renseignera là-dessus, mais il ne faut pas qu’elle serve à nous éloigner de l’essentiel qui est de nous poser la question : « Qu’est-ce que ce texte change dans ma vie ? ». D’où ce qui suit :

En nous aussi les esprits sont nombreux :

la jalousie (le cerisier du voisin est plus beau que le nôtre ) ;

la compétition (il faut arriver le premier sinon on va rater l’occasion de notre vie) ;

le dénigrement (l’attitude qui consiste à faire systématiquement une mauvaise réputation aux autres) ;   

le ressentiment (quand nous éprouvons de la haine contre ceux qui sont supposés ne pas nous avoir fait notre droit) ;

la déprime (parce que nous avons perdu tout goût à la vie, tout et tous nous sont à charge) ;

l’amertume (à cause de l’ingratitude réelle ou supposée des autres);

le défatisme (lorsque nous « jetons le manche après la cognée », comme on dit) ;

la paresse (qui nous pousse à toujours remettre au lendemain ce que nous avons à faire en souhaitant que, de guerre lasse, un autre le fasse à notre place);

l’autoritarisme (qui ne supporte pas la discussion et même pas le dialogue) ;

j’en passe, et de plus mauvais !


Le moment est venu de prendre conscience de ces esprits, de tenter de les nom­mer comme essaie de le faire ici le Gérasénien. L’homme malade de Gérasa ne demande proprement rien à Jésus, mais reconnaît en lui le Saint de Dieu. Le dialogue s’instaure entre les esprits et Jésus, la souffrance psychique intense qui s’exprime ici auto­ri­serait de dire : « Ce n’est pas moi qui agit, ce sont d’autres en moi ». La clinique contemporaine parlerait peut-être de schizophrénie (dédoublement). Le récit évangé­lique montre combien le dialogue est approprié dans une telle maladie.

La demande des esprits mérite qu’on s’y attarde : ils supplient Jésus de ne pas les anéan­tir, de leur permettre d’aller habiter dans le troupeau de porcs qui fouit dans le voisi­nage. Les esprits entraîneront la perte des porcs qui se précipitent dans la noyade (les « esprits » risquent-ils d’être noyés avec eux, ou sont-ils  amphibies ?). Les hu­mains souffrent des  mauvais esprits sans que cela entraîne proprement, chez eux, de conduite suicidaire, les animaux n’ont pas cette distance de leur instinct avec « les esprits », distance qui s’appelle conscience et liberté.


Le moment est aussi venu de discerner les esprits qui règnent autour de nous et qui déteignent sur nous. Mais que ce soit à la manière d’une appréciation, non d’un jugement qui condamne.

Rappelons que le monde païens connaît aussi des bons esprits, des esprits béné­fiques. En Grèce, les « Érynies », génies du mauvais destin qui, à la fin de l’Orestie d’Euripide, sont changées en bon génies : les « Euménides ». La mythologie de Diony­sos fait état de l’ « enthousiasme » (étymologiquement : avoir un dieu en soi). Platon rapporte que Socrate se référait à son « daïmôn » (son « démon ») lorsqu’il avait besoin de se tirer d’une question. Suite à l’Exil, où ils ont été en contact avec une population qui connaissait un certain nombre d’esprits personnifiés, les Juifs, qui connaissaient l’Ange du Seigneur (une façon circonstanciée de parler du Seigneur) et avaient déjà les chérubins et les séraphins, ont intro­duit dans la Bible hébraïque quelques nouveaux venus : les archanges Gabriel, Michel, Raphaël de même que Satan. Ce qui est plus spécifique du Premier Testament, c’est « l’esprit de la prophétie ». On le retrouve dans le Nouveau Testament avec le Saint Esprit, d’où  les « charismes », chez Paul.

Dans la Gaule romaine, on a souvent mis les villes ou les villages sous l’invoca­tion d’un « génie pro­tec­teur » (un genius : dieu bienfaisant particulier, un peu comme ce que nous connaissons sous le nom d’ « ange gardien »). Celui-ci a, ensuite, été chris­tia­ni­­sé en « Saint Genes, Saint Geniès, Saint Genis, Saint Genix, Saint Genest », on en compte quarante-quatre dans l’annuaire du Code Postal, la plupart situés dans l’an­cienne province gallo-romaine de Narbonnaise. Saint Geniès de Malgloirès (30190) si­gni­fie qu’un lieu-dit païen du nom de Malgloirès, dont le préfixe peut être jugé néfaste à quelque esprit superstitieux, a été, d’abord, mis sous la protection d’un ge­nius, un « génie », un « geniès », lequel, ensuite, a été christianisé en « Saint Geniès » : double exor­cisme destiné au bien vivre plus qu’à la conversion des habitants du lieu. L’évan­gé­li­­sation de l’Europe a ainsi, bien souvent, consisté à « christianiser » le paga­nisme local. Le christianisme totalisant a voulu assumer l’être humain en entier, jusqu’à l’homme des religions naturelles ou traditionnelles.


Qu’est-ce que ce texte change dans ma vie ? », je crois que je peux dire ceci : le contact régulier avec l’Évangile permet de répondre aux questions présentées ci-dessus.
Au surplus, ce que j’ai appris, c’est que le Premier Tes­ta­­ment com­­porte à la fois la Loi et l’Évangile : l’Alliance, les promesses et leurs réalisa­tions, les Psaumes chants de foi, d’amour, d’espérance, de joie et de paix.
Il y a un esprit de la Bomme Nouvelle (BeSSoRaH, dans la Bible hébraïque) qui nous pénètre et nous transforme lorsque ces paroles s’inté­rio­risent en nous. Non pas lorsque nous nous les approprions, mais lorsque nous constatons, en jetant un regard dans notre rétroviseur existentiel, qu’elles nous ont été appropriées.

Quand nous sommes transformés par l’esprit de l’Évangile, l’Esprit de Jésus, celui de la Pentecôte, les relations humaines et même les gens autour de nous, changent. Pour eux, le monde se transforme.

Jacques Gruber




novembre 2012

Jacques et Jean 


Nos prénoms familiers de Jacques et de Jean ont perdu leur substance biblique. Jacques, c’est Jacob (qui « élimine » deux fois, « par ruse », son frère Ésaü, Genèse 27, 36) et c’est aussi Israël (« celui qui a lutté avec Dieu », Genèse 32, 28-29) ; Jean signifie : « Le Seigneur est grâce ».

Marc 10 : 35 Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s'approchent de Jésus et lui disent: "Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander." (36) Il leur dit: "Que voulez-vous que je fasse pour vous?" (37) Ils lui dirent: "Accorde-nous de siéger dans ta gloire l'un à ta droite et l'autre à ta gauche." (38) Jésus leur dit: "Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, ou être baptisés du baptême dont je vais être baptisé?" (39) Ils lui dirent: "Nous le pouvons." Jésus leur dit: "La coupe que je vais boire, vous la boirez, et du baptême dont je vais être baptisé, vous serez baptisés. (40) Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m'appartient pas de l'accorder: ce sera donné à ceux pour qui cela est préparé."

Si nous comparons ce récit dans les trois premiers évangiles, nous verrons que dans Matthieu (20, 20-28) la demande de Jacques et de Jean est présentée par leur mère et que Luc (22, 14-27) ne mentionne pas la demande des Zébédaïdes et fait simplement état d’une dispute entre les disciples.

Quelle explication à cela ? Il est possible que Matthieu ait voulu atténuer la demande en la mettant dans la bouche d’une mère et non à la charge directe de deux des principaux parmi les douze disciples. On peut aussi supposer que pour ne pas nuire à l’image des disciples, Luc ait, tout simplement, gommé la demande des fils de Zébédée ou encore, hypothèse qui va plus loin, qu’il ait connu un Évangile de Marc qui ne parlait pas d’une telle requête.

Ces questions sont intéressantes et utiles pour notre compréhension historique des évangiles, mais il ne faut pas qu’elles prennent la place de ce que l’Évangile nous donne à entendre aujourd'hui encore.

Jacques et Jean ont été, avec Pierre, les témoins privilégiés de la transfiguration, lorsque, sur la montagne, ils ont vu Jésus conversant avec Moïse et Élie (Marc  9, 2-10 et parallèles). Ils ont pu en concevoir une prédilection de la part de Jésus. On devine, par ailleurs, leur pensée : Jésus va soulever le peuple de Jérusalem contre les Romains, ils seront avec bravoure au premier rang des combattants et avec l’aide surnaturelle de l’Ange du Seigneur, comme à l’époque des Juges, ils triompheront et établiront le règne éternel de l’indépen­dance d’Israël où, dignes successeurs des Macchabées, leur dynastie occupe­ra les pre­mières places.

La pensée de Jésus prend une tout autre direction. Il est à la veille de mettre à exécution sa décision d’affronter Jérusalem. Il sait tout le risque que cela comporte et en avertit Jacques et Jean en parlant de sa Passion d’un manière symbolique (« La coupe que je dois boire », « le baptême dont je dois être baptisé »). Et, effectivement, les fils de Zébédée auront, plus tard, leur part de Passion si l’on admet que Jacques sera mis à mort lors de la persécution des chrétiens sous Hérode Agrippa 1er (Actes 12, 1-2) et que Jean sera exilé à l’île de Patmos toujours suite à la persécution des premiers chrétiens (Apocalypse 1, 9). Au moment où Jésus affrontera sa Passion, nous savons que, l’un comme l’autre, ils prendront la fuite et iront se cacher de peur d’être compromis par leur appartenance au groupe d’un repris de justice condamné à une peine de mort (la crucifixion romaine), au surplus vécue en Israël comme une malédiction.


La réponse de Jésus (« Ce sera donné à ceux pour qui cela est préparé.") ressemble à celle des politiciens à qui l’on demande s’il y aura ou non une augmentation de la TVA ou de la CSG : « Ce n’est pas à l’ordre du jour ». Le politicien ne dit ni oui ni non, mais « Ce n’est pas à l’ordre du jour ». La réponse de Jésus est : « Ce n’est pas le problème, c’est hors de propos ». La différence avec les politiciens, c’est qu’avec eux, on sait que la question viendra bientôt à l’ordre du jour alors qu’avec Jésus nous devinons que la requête de Jacques et de Jean ne sera jamais à l’ordre du jour.

Jésus a toute raison d’être déçu de découvrir chez deux de ses disciples les plus proches pareil éloignement de sa pensée. Ils n’ont, semble-t-il, pas retenu grand chose de tout ce qu’ils ont vécu avec Jésus depuis le jour de leur appel au bord du lac de Tibériade, de toutes les paroles qu’ils ont reçues de lui depuis des semaines, en public et en privé. Tous les prédicateurs peuvent avoir fait cette expérience. Ne nous imaginons pas que nous faisons mieux que Jésus. Nous serions bien surpris de savoir ce que nos auditeurs ont retenu de nos prêches. Mais Jésus ne se laisse pas aller à l’amertume, il met à profit l’incident pour élargir le débat. 

Marc 10 : 41 Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à s'indigner contre Jacques et Jean. (42) Jésus les appela et leur dit: "Vous le savez, ceux qu'on regarde comme les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. (43) Il n'en est pas ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu'un veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur. (44) Et si quelqu'un veut être le premier parmi vous, qu'il soit l'esclave de tous. (45) Car le Fils de l'homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude."

Par ces mots, Jésus renverse toutes les idées reçues. Dans les sociétés, ce sont les puissants qui dominent, mais, chez ses disciples c’est l’inverse qui aura cours. Les premiers ne seront pas ceux qui commandent, mais ceux qui servent, qui aident, qui secourent. La démocratie, qui donne autant de pouvoir au moindre citoyen, du moins dans les votes, peut sembler un pas dans cette direction, mais, pour les disciples de Jésus (pour l’Église, dirons-nous) cela va plus loin : ce sont ceux qui vont vers les autres (ceux que Jésus appelle « prochains » dans la parabole du Samaritain, Luc 10,  29-37), qui sont les premiers de tous à ses yeux c'est à dire sur le plan de l’essentiel, de ce qui, justement, est « premier et der­nier ».

Nietzsche s’était forgé une opinion personnelle (qui, au fur et à mesure de ses œuvres, devient un parti-pris) : il assi­milait le judéo-christia­nisme à la collusion des faibles, des mé­diocres, des ratés contre les êtres hu­mains supé­rieurs, alors qu’il faut être particulièrement fort pour répondre à l’appel de l’É­vangile tel que nous venons de l’entendre. S’il y a force, dépassement de soi, transvaluation de toutes les valeurs or­di­naires, c’est bien dans cette perspective. Il reste que cette force, ce dé­pas­se­ment, cette transva­lu­ation évangéliques n’expriment pas le « sens de la terre », ne ser­vent pas notre « volonté de puissance ». Le message biblique en général, évangélique en particulier, n’est pas plus celui du « surhumain » et du Surhomme, que celui de la « surnature » ascético-mys­­tique avec ses vertus héroïques ou encore du « surmoi » freudien, c’est celui qui vise à faire de nous, enfin, simple­ment et de façon efficiente, des « pro­chains ».

Est-ce que l’Église entend ce que son Seigneur lui dit ? Est-ce qu’elle saisit tout ce que cette parole a de libérateur ? Est-ce qu’elle la vit, non pas symboliquement (parfois même théâtralement), à travers des rites, mais réellement ? C’est notre question, même si, depuis le jour où ces paroles ont été prononcées, beau­coup d’eau a coulé sous les ponts, comme on dit. Il y a eu la Passion, Pâques, la Pentecôte. La question de savoir qui de nous est à la droite et à la gauche du Seigneur est toujours tout aussi inappropriée, parce que, désor­mais, c’est le Seigneur lui-même qui se tient à notre droite et à notre gauche, devant et derrière nous. La gloire du Seigneur c’est d’être le Sauveur.

Ce qui se dit ici de manière symbolique est réellement vécu par et dans la foi au sein de la communauté chrétienne et dans ses réalisations collectives à l’extérieur. Dans ce cas de figure, la foi ne renvoie pas à un credo (ce que les théologiens appellent le fides quae : une énumération des choses que l’on croit), mais à la foi comme principe charis­ma­tique de réalisation (la fides qua, qui ne relève ni du désir ni de la volonté, mais de la surabondance du don). Ainsi trouvons-nous en nous-mêmes, mais comme n’ayant pas son origine chez nous, la possibilité d’aller vers les autres, de nous voir dépassés nous-mêmes en étant faits des « pro­chains ».

Jacques Gruber



décembre 2012


 « Être en Christ »

Avent et Nativité 2012


« Être en Christ » est une expression qui revient souvent (26 fois) dans les épîtres de Paul (note 1). Au fil des épîtres, elle va exprimer la condition du chrétien ou la vie chrétienne sous ses divers aspects.

NB : ne peut-on pas relever quelques occurrences où Paul parle du « Christ en nous » ? Par exemple: Ga 2,20: "Ce n'est pas moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi."


Nous pouvons penser que cette déclaration s’enracine dans l’événement du Che­min de Damas où le Ressuscité se manifeste au futur « apôtre des païens » non sur le mode d’une révélation intérieure (le « Dieu plus intime à moi-même que moi » de saint Augustin, par exemple), mais avec l’extériorité d’une rencontre et d’un dialogue dans lesquels Paul se trouve être « englobé ».

Ce sera pour Paul, la façon, de dire l’existence chrétienne. Ultérieurement, on dira : « être dans l’Église » ou « en Église », ce qui se justifie dès lors que, pour Paul, l’Église est « le corps de Christ » (Rm 12,5). Pourtant, si l’on tient compte de l’évo­lu­tion exponentielle de la conception de l’Église dans le christianisme, « être dans l’Église » ou « en Église » ne peut pas être considéré comme le pur et simple équiva­lent de l’ « être en Christ » paulinien.

Paul ne parle jamais du « Christ en nous », mais, parfois, de « l’Esprit » (« Esprit saint », « Esprit de Dieu », « Esprit du Christ », selon le cas) « qui est en nous ». ce sont diverses façons   de parler du rôle du Saint Esprit : « Esprit du Christ », « Esprit envoyé par le Christ » (Rm 8, 9, 11 ; 1 Co 3, 16) (note 2) ? En revanche, Paul parle du « péché » qui « est en nous » (Rm 7, 17, 20) (note 3).

D’habitude, on ne traduit pas Luc 17, 21 : « le royaume de Dieu est en vous », mais « au milieu de vous » (Segond), ou « parmi vous » (TOB). La bonne traduction de Jean 1, 14 semble devoir être « chez nous » (« Et le Logos a dressé sa tente chez nous » = « sur notre terre »). De même pour Jean 12, 35a : « La lumière est  au milieu de vous – ou avec vous pour encore un peu de temps » auquel répond Jean 35b : « Celui qui marche dans les ténèbres ».

C’est dans le johannisme, que l’on trouve les deux paroles mises dans la bouche de Jésus qui peuvent servir de base à une théologie du « Christ en nous » : Jean 6:27 :  « Il faut vous mettre à l'œuvre  pour obtenir non pas cette nourriture périssable, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que le Fils de l'homme vous donnera, car c'est lui que le Père, qui est Dieu, a marqué de son sceau » ; Jean 6: 56 : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui ».

D’autres paroles johanniques réunissent le « demeurez en moi » au « je demeure en vous » :  Jean 15: 4 : « Demeurez en moi comme je demeure en vous! De même que le sarment, s'il ne demeure sur la vigne, ne peut de lui-même porter du fruit, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en moi » ; Jean 15:5 : «  Je suis la vigne, vous êtes les sarments: celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. »

Dans les épîtres johanniques, il peut être question de la « demeure de Dieu en nous » au titre de l’œuvre de l’Esprit : « Celui qui garde mes commandements demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Par là, nous reconnaissons qu’il demeure en nous, grâce à l’Esprit dont il nous a fait don » , 1 Jn 3, 2 ou encore : « La vérité qui demeure en nous à jamais », 2 Jn 1, 2.

Pour Maître Eckhart (1260- v. 1328),  la grâce effectue en nous l’engendrement du Fils exactement comme il a lieu dans la Trinité. Dieu engendre son Fils dans l’âme et, ainsi, naît-il lui-même dans l’âme. La « naissance du Christ en nous » est un thème de la mystique allemande du Moyen âge que l’on trouve aussi chez Henri Suso (1295-1366), disciple d’Eckhart. Cette conception substantialiste de la grâce va de pair avec la théo­lo­gie eucharistique au sens transsubstantia­liste de cette dernière telle qu’elle sera affirmée au Con­cile de Trente (1545-1563). Théologie qui donne un sens ontologique réaliste fort au « est » du « hoc est corpus meus ». Or nous savons aujourd'hui que Jésus, parlant araméen, n’a pas exprimé le verbe être, mais doit avoir prononcé : « ceci, mon corps », « ceci, mon sang. »

Les théologies eucharistiques protestante  et catholique vont se rattacher, les pre­mières à l’« être en Christ » paulinien, les secondes au « Christ en nous » johannique. Andreas Hosemann, dit Osiander, (1498-1552), lui-même, le « réformateur » de Nurem­berg puis de Kö­nigs­berg, qui jugeait la justification « foren­sique » (« par la seule foi ») de Luther trop extérieure avait soutenu une habitation du Christ en nous.

Souvenons-nous de la signification du titre de « Christ ». C’est le mot hébreu Oint qui désigne ceux qui sont élus par le Seigneur pour une tâche déterminée en fonction de l’histoire du salut. Par excellence, le terme sera utilisé pour parler du Messie et le titre donné nom­mé­ment à Jésus, ceci, moins du temps de son existence terrestre (con­fession de Pierre : Mc 8,27-30 et parallèles) que dans le temps de sa Résurrection. Aujourd'hui, pour nous, le Christ ne peut être que le Ressuscité et le Ressuscité une présence charisma­tique relevant du  Saint Esprit. 

Sommes-nous les réceptacles du Christ, investis, possédés, par lui, pourvus d’une surnature christique, voire transfigurés, ou est-ce nous qui sommes en lui ? Être en Christ, cela doit vouloir dire : « être entré dans son œuvre » « dans l’œuvre du Mes­sie » (ce que les évangiles appellent le « royaume de Dieu »).

Si j’opte pour la seconde de ces propositions, non celle d’une intériorisation, mais celle d’un englobe­ment par le Ressuscité (après quoi vient l’intériorisation de cet englobement, Jean 15, 4-5), c’est d’abord parce que c’est elle qui peut rendre compte d’une présence du Christ en nous et au milieu de nous mieux que l’inverse. Une expres­sion telle que « Christ qui demeure en nous » est l’intériorisation, la prise de conscience, de notre englobement par Christ, mais ce dernier reste primaire. « En Christ », « débordés par le Ressuscité », nous ne nous dépassons pas, nous sommes dépassés dans toutes les dimen­sions, et, sans doute, prioritairement, par l’avenir. « Christ en nous » possède à mes yeux un côté consumé­riste personnel (tendanciellement égoïste) alors que « être en Christ », c’est l’ouverture. Et qu’est-ce que la Résurrec­tion, sinon l’Ouverture ?

Une autre raison de ce choix, c’est, d’une part, que, suivant toujours l’apôtre Paul, « être en Christ » correspond à la dialectique du fou qui est sage, du faible qui est fort (1 Co 1, 18-25), laquelle décrit bien notre condition de chrétiens et se manifeste par ailleurs avec les charismes (celui qui dépasse tous les autres étant l’amour, 1 Co 13, 1-13) qui concrétisent la vie de l’Église et son rayonnement dans le monde (1Co 12,12 à 13,13).

Pour la métaphysique aristotélicienne, adoptée par une part importante de la théologie chrétienne, chaque être est un composé de matière et de forme (hylémor­phisme) si bien que l’expression « être en Christ » (et, d’une façon générale, toute idée d’incarnation)  a été comprise et exploitée dans le sens d’une ontologie substantia­liste. Depuis Kierkegaard (1813-1855), nous compre­nons cette expression au sens de « l’existence » en Christ. Et, effective­ment, l’être en Christ, l’existence en Christ, être englobé par le Res­suscité, œuvre d’ouverture essen­tielle du Saint Esprit, con­cerne tous nos comporte­ments existentiels, à commencer par les plus quotidiens, tels que man­ger de tout avec actions de grâce (Rm 14,6 ; 1 Corinthiens 10:31 : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. »), accueillir les blessés de la vie (parfois de naissance) et les accidentés de la société tout en les gardant de la complaisance à l’égard d’eux-mêmes, les indiffé­rents, les agnos­tiques, les athées, les nihilistes, plaider en faveur des frères et sœurs en faute (Épître de Paul à Philémon). La Parole vivante en acte.

Jacques Gruber

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(note 1) : Romains 9:1 : « En Christ je dis la vérité, je ne mens pas, par l'Esprit Saint ma conscience m'en rend témoignage » ;
Romains 16:9 : « Saluez Urbain, notre collaborateur en Christ, et mon cher Stachys ».
Romains 16:1 : « Saluez Apelles, qui a fait ses preuves en Christ. Saluez ceux de la maison d'Aristobule » ;
1 Corinthiens 3:1 : « Pour moi, frères, je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais seulement comme à des hommes charnels, comme à des petits enfants en Christ » ;
1 Corinthiens 4: « Nous sommes fous à cause du Christ, mais vous, vous êtes sages en Christ; nous sommes faibles, vous êtes forts; vous êtes à l'honneur, nous sommes méprisés » ;
1 Corinthiens 4:15 : « En effet, quand vous auriez dix mille pédagogues en Christ, vous n'avez pas plusieurs pères. C'est moi qui, par l'Évangile, vous ai engendrés en Jésus Christ » ;
1 Corinthiens 4:17 : « C'est bien pour cela que je vous ai envoyé Timothée, mon enfant bien-aimé et fidèle dans le Seigneur; il vous rappellera mes principes de vie en Christ, tels que je les enseigne partout, dans toutes les Églises » ;
1 Corinthiens 15:18 : « Dès lors, même ceux qui sont morts en Christ sont perdus. » 1 Corinthiens 15:19 : « Si nous avons mis notre espérance en Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes » ;
1 Corinthiens 15:22 : « Comme tous meurent en Adam, en Christ tous recevront la vie » ;
2 Corinthiens 1:21 : « Celui qui nous affermit avec vous en Christ et qui nous donne l'onction, c'est Dieu » ;
2 Corinthiens 3:14 : « Mais leur intelligence s'est obscurcie! Jusqu'à ce jour, lorsqu'on lit l'Ancien Testament, ce même voile demeure. Il n'est pas levé, car c'est en Christ qu'il disparaît » ;
2 Corinthiens 5:17 :  « Aussi, si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature. Le monde ancien est passé, voici qu'une réalité nouvelle est là » ;
2 Corinthiens 5:19 : « Car de toute façon, c'était Dieu qui en Christ réconciliait le monde avec lui-même, ne mettant pas leurs fautes au compte des hommes, et mettant en nous la parole de réconciliation ». ;
2 Corinthiens 12:2 : « Je connais un homme en Christ qui, voici quatorze ans - était-ce dans son corps? je ne sais, était-ce hors de son corps? je ne sais, Dieu le sait - cet homme-là fut enlevé jusqu'au troisième ciel» ;
2 Corinthiens 12:19 « Depuis longtemps vous pensez que nous nous justifions devant vous? Non, c'est devant Dieu, en Christ, que nous parlons. Et tout cela, bien-aimés, pour votre édification » ;
Galates 2:17 : « Mais si, en cherchant à être justifiés en Christ, nous avons été trouvés pécheurs nous aussi, Christ serait-il ministre du péché? Certes non » ;
Galates 3:27 : « Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ » ;
Éphésiens 1:3 « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ: Il nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux en Christ » ;
Éphésiens 3:12 : « En Christ nous avons donc, par la foi en lui, la liberté de nous approcher en toute confiance » ;
Éphésiens 4:32 : « Soyez bons les uns pour les autres, ayez du cœur ; pardonnez-vous mutuellement, comme Dieu vous a pardonné en Christ » ;
Philippiens 2:1 : « S'il y a donc un appel en Christ, un encouragement dans l'amour, une communion dans l'Esprit, un élan d'affection et de compassion » ;
Colossiens 1:2 : « Aux saints de Colosses, frères fidèles en Christ; à vous grâce et paix de la part de Dieu, notre Père » ;
Colossiens 1:28 : « C'est lui que nous annonçons, avertissant chacun, instruisant chacun en toute sagesse, afin de rendre chacun parfait en Christ » ;
1 Thessaloniciens 4:16 : « Car lui-même, le Seigneur, au signal donné, à la voix de l'archange et au son de la trompette de Dieu, descendra du ciel: alors les morts en Christ ressusciteront d'abord » ;
Philémon 1:8 : « Aussi, bien que j'aie, en Christ, toute liberté de te prescrire ton devoir… » ;
Philémon 1:20 : « Allons, frère, rends-moi ce service dans le Seigneur; donne à mon cœur  son réconfort en Christ! ».

(note 2) Romains 8:9 : «  Or vous, vous n'êtes pas sous l'empire de la chair, mais de l'Esprit, puisque l'Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, il ne lui appartient pas ». Romains 8:11 :  Et si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous ». 1 Corinthiens 3:16 : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous? ». 2 Timothée 1:14 : « Garde le bon dépôt par l'Esprit Saint qui habite en nous. »

(note 3) : Romains 7:17 : « Ce n'est donc pas moi qui agis ainsi, mais le péché qui habite en moi ». Romains 7:20 : « Or, si ce que je ne veux pas, je le fais, ce n'est pas moi qui agis, mais le péché qui habite en moi. »



          Du même auteur : « La Représentation de Dorothée Sölle, Revue d’histoire et de philosophie religieuse, Strasbourg, 66ème année, 1986, n° 2 et 3 ;
Entendre la Parole. Le témoignage intérieur du Saint Esprit, Paris, Édi­tions du Cerf, 2003,
« Vous serez mes témoins ». Pour un temps de confusion et de mutations, Paris, Éditions du Cerf, 2009.

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