mercredi 2 janvier 2013

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JANVIER 2013

LOGOS


« Au commencement était le Verbe ».
Toute vie, toute année, qui commencent avec la Parole de Dieu sont vraiment nouvelles.

Évangile selon Jean, chapitre premier, versets 1 à 18
Prologue de Jean

(1) Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu.
(2) Il était au commencement tourné vers Dieu. (3) Tout fut par lui, et rien de ce qui fut, ne fut sans lui.
(4) En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes, (5) et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise.
(6) Il y eut un homme, envoyé de Dieu: son nom était Jean. (7) Il vint en témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous croient par lui. (8) Il n'était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière.
(9) Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. (10) Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l'a pas reconnu. (11) Il est venu dans son propre bien, et les siens ne l'ont pas accueilli. (12) Mais à ceux qui l'ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. (13) Ceux-là ne sont pas nés du sang, ni d'un vouloir de chair, ni d'un vouloir d'homme, mais de Dieu.
(14) Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père.
(15) Jean lui rend témoignage et proclame: "Voici celui dont j'ai dit: après moi vient un homme qui m'a devancé, parce que, avant moi, il était." (16) De sa plénitude en effet, tous, nous avons reçu, et grâce sur grâce. (17) Si la Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ.
(18) Personne n'a jamais vu Dieu; Dieu Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l'a dévoilé.

(traduction de la TOB 1988)

Remarques sur le texte 

Convient-il de traduire « ho Logos » par « le Verbe » ou par « la Parole » ? Si nous tenons compte qu’au commence­ment était le Verbe et qu’aujourd'hui, nous avons la Parole qui nous l’annonce, le choix de la TOB est le bon.  

 Tout fut par lui, et rien de ce qui fut, ne fut sans lui, cette affirmation du verset 3 va loin : non seulement elle pose que le réel est intelligible, mais elle dit que le réel (univers ou être humain), tout en restant ouvert à la liberté et aux hasards heureux, est struc­turé comme un langage (les « lois » de l’uni­vers ou de la linguistique, l’explication struc­turaliste de Claude Lévi-Strauss, notre inconscient structuré comme un langage de Jacques Lacan).


La traduction citée ici rend ou katelaben (verset 5) par « non comprise », non par « non re­çue ». S’agissant de l’opposition entre la lumière et les ténèbres, « compris » me semble bien faible, à la rigueur, si l’on ne veut pas traduire par « non reçue », on pour­rait mettre « non admise ». Ouk egnô, « pas reconnu », au verset 10, et le syno­nyme ou parelabon, au verset 11, traduit par « non accueilli », vont dans le même sens d’un refus. On notera la richesse d’expression du texte.

« Au commencement » renvoie au BerèChîT de Genèse 1, 1 : « Dans un com­men­cement ». Un commencement absolu est difficilement acceptable pour un esprit grec, mais pas moins pour les traditions juives qui font état de plusieurs essais de création non-concluants pour le Créateur avant Le commencement choisi par Lui (note 1). Le Prologue johannique nous place dans une autre perspective (changement de problé­ma­tique, de paradigme), celle de la médiation. Il désigne le Verbe, la Parole (qui implique une Pensée) comme la communication (dans tous les sens de ce mot) par excellence, en tout état de cause. Au commencement, il n’y avait pas plus EL Elohim, Théos ou Deus que nihil, il y avait ho logos (Ha DâVaR) a Dâvar)Hhhque l’on a identifié, selon les cultures, comme EL Elohim, Théos ou  Deus.


BeRèChît, En archè : Se traduisent littéralement avec « dans » (« dans un com­men­c­­e­ment »). Selon que l’on appuiera ou non sur cette préposition, l’expression peut soit a) signifier qu’il existe ou a existé plusieurs commencements possibles, soit b) qu’il s’agit du commencement unique, par excellence.


Le Verbe, qui était au commencement et nous est accessible aujourd'hui par la Parole, implique une Pensée : cela ne nous conduit-il pas au dessein intelli­gent des créa­tion­nistes ?  Je ne le pense pas. Le dessein intelligent se veut une évidence au point de ren­contre entre la preuve cosmologique de l’existence de Dieu et le texte littéral de Genèse 1. Ici, où le Verbe est donné par la Parole actuelle, le sujet qui pense consiste en l’analo­gie de la foi scripturaire biblique.

Comment traduire gignomai au verset 14 ? Littéralement c’est : « Est devenu chair ». « A été fait chair » implique un acteur extérieur. La TOB a choisi  une forme pronominale qui ne s’impose pas, mais présente le meilleur  compromis: « le Verbe s’est fait chair », puisqu’au commencement, il n’y a rien d’autre que le Lui-même.

Le mot sarx (chair), employé au verset 14 a souvent été compris (même par Paul : « les désirs de la chair », Ga. 5, 17, 24) au sens d’être physique, de nature charnelle (parfois identifiée au péché, à la « concupiscence »), mais ici, il traduit le mot hébraïque BaSSaR : « chair », « toute chair », qui signifie « être vivant » (animal ou homme), « être hu­main », qui est corps, âme, esprit, cœur. L’Incarnation n’est pas une simple incorpora­tion (docétisme), c’est une assomption de la créature humaine dans son entier.

Au verset 18, comment traduire exegèsato ? Notre traduction rend le mot par « dé­voilé » qui est, en fait, la traduction de apékalupsato : découvert, dévoilé, révélé, mot qui n’est pas employé ici. Dans le langage de la philosophie hégélienne, cela de­vien­dra l’Ent­äus­serung (l’Esprit qui sort de soi pour se perdre dans le monde : Ent­frem­dung, aliénation, avant de revenir en soi, enrichi de ce même monde, note 2). En suivant les ex­is­tentialistes ou la théologie tilli­chienne du Saint Esprit  (car il n’utilise pas  le terme pour l’In­car­na­tion), on pourrait recourir à la transcrip­tion : ek-stasié. Mais cela n’est pas plus sa­tis­faisant que  « exprimé » ou « exposé ». Le verbe employé ici, exa­gein, est factitif, il signifie « faire sortir », « expulser », je suggè­re­rais : un verbe factitif français : « il [Dieu-Fils-unique] l’a [YHWH, Adonaï, le Seigneur qui est grâce et vérité] rendu présent » (« présenti­fié », mais non « per­son­ni­fié »).

Cette traduction est intéressante en ce qu’elle rappelle de la tradition juive extra-bi­blique de la CheKiNaH, de la « Pré­sence » accordée  à Israël dans de rares circons­tances. Certains commentateurs en trouvent une préfiguration dans la Gloire (KaVoD) qu’é­vo­quent les visions d’Ézékiel (voir les chapitres 9 et 10, par exemple). Les textes rabbi­niques de l’époque tannaïte (note 3) ne séparent jamais Dieu de la Che­Ki­NaH, c’est plus tard, dans un contexte qabbalistique (note 4) que la CheKiNaH va être person­ni­fiée et séparée de Dieu. Jésus serait ainsi la CheKiNaH faite être humain sans sépara­tion d’avec Dieu. C’est bien cette ligne que suit le Prologue en recou­rant, dans ce ver­set, à l’expression « Dieu-Fils-unique qui est dans le sein du Père ».

Ces diverses questions d’exégèse comme beaucoup d’autres, sont discutées. Mais la Parole incarnée, c’est aussi se savoir « embarqué » (comme l’écrivait Pascal, note 5) et prendre un parti : « Il faut prendre parti », quitte à en changer s’il s’avère que la cohérence du discours se trouve mise en cause de façon pertinente.


Logos : une idée-force grecque pour un discours hébraïque

Le iv ème Évangile fait appel à l’idée-force de la culture (grecque) de l’époque : le Logos.

Dans cette culture, logos signifie parole et raison, discours rationnel ou du moins cohérent, qui rend compte de l’intelligibilité du réel.

Mais l’Évangile, qui nous situe dans la culture hébraïque juive, contredit délibé­ré­ment cette acception sur trois points : 1) le Verbe est auprès de Dieu, il est Dieu (mais que doit-on entendre sous ce mot ? Voir ci-dessous ; 2) rien n’a été fait sans lui, il est Verbe créateur et 3) il s'est fait être humain.

1) Le Verbe est Dieu : on peut penser à Élohim, vu l’allusion à Genèse 1 qui emploie ce mot, mais pour le lecteur grec théos renvoie à El : Dieu en général (latin : Deus). Dans le monde gréco-romain, à côté du Logos, sur un autre plan, il y a les douze dieux de l’Olympe, des déesses et des héros déifiés, on connait des démons, des génies, des archétypes, les empereurs romains étaient déifiés après leur mort (apothéose).

2) Le Verbe créateur est une Parole originelle qui dit-et-cela-est. La parole ma­gique n’est pas originelle, elle est circonstancielle.

3) « Il (le Verbe) s’est fait chair » : « chair »  au sens du mot hébraïque BaSSaR (être vivant, être hu­main dans leur fragilité physique et morale, coupable-non coupable). 

Le « Dieu » dont parle le Prologue n’est pas l’El oriental, le théos grec ou le deus latin. Il est « grâce et vérité » (Hrèsèd WeÉMeT) qui sont éternelles, pas même la Loi (Thorah) donnée par Moïse, qui est passagère.

Le Premier Testament nous a fait découvrir la sainteté du Seigneur. Le Saint qui est justice et miséricorde, miséricorde et justice. Mais ici, Jean fait appel à cette autre formule qui, dans le Premier Testament, sert aussi à caractériser la sainteté du Sei­gneur : « Grâce et vérité ». Notons que l’expression « grâce et vérité » n’a pas la même réso­nance que « la grâce et la vérité », grâce et vérité ne s’additionnent pas, elles se com­­pé­­nè­trent. Les deux formules (« justice et miséricorde » ou « grâce et vérité ») disent, d’ailleurs, la même chose si l‘on considère que  justice et vérité, d’une part, mi­sé­ri­corde et grâce, d’autre part, se font écho.

« Personne n’a jamais vu Dieu, Dieu le Fils unique qui est dans le sein du Père, celui-là, l’a rendu présent » (verset 18). Au vu de ce que nous venons d’écrire à l’alinéa précédent, Dieu-Fils unique n’a pas rendu présent le divin au point que sa personne et tout ce qui a touché sa personne nous permettraient de voir et de toucher Dieu (le divus). Jésus ne divinise rien ni personne, il a rendu présentes la grâce et la vérité, il est la Parole qui, aujourd'hui, encore rend présent dans nos sociétés le Dieu (le Père), qui n’est nullement divin, mais bien grâce et vérité.

La nature du divin ou la relation de la Parole ?

Le christianisme, dans son idée d’universalisme et dans sa volonté de récupérer toutes les autres religions, d’assumer l’être humain en entier, donc l’homme religieux en parti­cu­­lier, va utiliser le mot valise Théos, Deus, Dieu, Divus, Divin, Divinitas, Divinité.

Ainsi s’est créée la religion du Divus. Le Divus, épars, a été rassemblé en une seule Personne absolutisée qui surgit néanmoins dans l’histoire en l’espèce d’un être humain divin et nous envoie un souffle divin qui nous transforme en sa nature divine.

Que dit le Prologue ? 1) Que « Dieu » est Parole, communication créatrice ; 2) que cette communication créatrice a pris notre humaine condition. En ce qui concerne « Dieu », nous sommes ici dans un contexte de Médiation, non de Nature ou de Sub­stance. L’expression « la Parole –ou le Verbe- était Dieu » peut se comprendre de deux manières radicalement différentes : a) la Parole était divine ou b) Dieu était Parole. Dans ma perspective, c’est cette seconde interprétation que je privilégie. Elle rejoint ce que dit Jésus : « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas » (Mc 13, 31 et parallèles).

Est-il concevable que « Au commencement » il n’y avait ni El-EloHiM, ni YHWH, ni ho théos, ni Deus, ni nihil, mais ho Logos ?

Ho théos exprime l’idée de Dieu en général (je mets le mot entre guillemets : « Dieu »). Le Prologue dit que ho Logos était distinct de ho théos (pros ton théon) sans en être séparé (kai théos èn ho logos). Il y a une différence entre théos èn ho logos et ho théos èn ho logos : la première expression (celle du Prologue) signifie que le Logos n’était pas sé­paré de « Dieu », la seconde expression signifie que « Dieu » se confondait avec le Logos.

Au commencement, il y avait ho Logos distinct, mais non séparé de ho théos,  le Logos renvoyant à « Dieu » et « Dieu » renvoyant au Logos, si bien, pourrait-on dire, que l’un se définissait par l’autre et l’autre par l’un : « Dieu » (mot générique) est le Logos et le Lo­gos est « Dieu » (terme générique). Certains théologiens ont parlé d’une relation bi-nitaire.


Pour le Prologue, « Dieu », au sens général du terme, n’a pas de na­ture, n’est pas substance, il est relation en acte (communication de fait, médiation réali­sée). « Au commencement était la relation en acte [conception juive], elle était dis­tincte, mais non sépa­rée de ce que nous concevons couramment sous le mot de « Dieu » [concep­tion grecque] ».


Dieu n’est ni l’Absolu ou l’Éternel ni divin ni nature ni substance ni l’Être, il est Parole. Il n’est pas, pour autant, structuré comme un langage, ce qui nous ferait revenir à la nature. Dans le discours qui nous est disponible et qu’il nous est donné de transfor­mer en actes, il est analogie de la grâce et de la vérité, de la grâce qui est vérité et de la vérité qui est grâce. 

Fils unique du Père 

Mais au verset 14, le Prologue effectue une conversion à cent-quatre-vingts degrés, il ne se contente plus de la notion générique de « Dieu » (ho théos). La relation en acte s’est faite être humain dans une personne particulière qui est Jésus de Nazareth de sorte que la notion de « Dieu » elle aussi se particularise, recevant le statut éminent du Père. Jésus n’est pas « Fils du Ciel [des Cieux]» ou même « Fils de Dieu » (El, Elohim, Théos, Deus, ce « Dieu » serait-il unique), il ne dit pas non plus qu’il est « Fils de YHWH (Adonaï, Kurios, Dominus, serait-il l’Unique), le Prologue l’appelle « Fils du Père ».

Dans la société patriarcale biblique, le « père » est la réfé­rence identitaire (on est « fils de untel »). Dans le Premier Testament, Dieu peut être qualifié de « père » pour exprimer sa mansuétude, sa tendresse à l’égard d’Israël ou d’un individu du peuple juif. Dans les évangiles, Jésus fait appel à la notion de « Père », de façon éminente, pour qualifier sa relation de proximité exceptionnelle avec le Seigneur. Les deux expres­sions : « Mon Père », dans les synoptiques et « Fils unique du Père » dans  le johan­nisme, sont équivalentes.

L’ex­pression « Fils du Père » implique ces diverses notations qui ren­voient, chacune à sa manière, à la relation et à la relation la plus intime. Pleinement humain et néanmoins dans la relation la plus intime avec le Verbe, Jésus est Médiation, (comme le Saint Esprit agissant par la prédication de la Parole, est dit « créateur » au sens de « re-créateur »).

Le Prologue ajoute que le Fils est « unique ». Comment comprendre ce mot ? Il est dit « Fils unique du Père »  non parce que le Père n’a pas d’autres enfants, mais parce que le Père reste Unique (n’a personne d’autre à côté de lui) quand il se fait être humain en Jésus et que Jésus est unique parce qu’il incarne le Père dans son unicité. Jésus « Fils du Père » possède tout du Père en étant néanmoins pleine­ment lui-même. « Fils du Père » n’indique pas une consubstantialité, mais une relation. Jésus Médiateur est tout entier cette relation qui exclut définitivement que le « Dieu » chrétien puisse être l’Ab­solu : il est celui qui s’est approché de nous, qui s’est fait notre prochain comme Jésus l’a bien expliqué dans la parabole du Samaritain de Luc 10. Il s’est fait notre prochain et se fait toujours de nouveau notre prochain, sans entrer cependant dans notre familia­ri­té, car cette approche est toujours inachevée (Kierkegaard : être faits « contenporains » du Christ par l’Évangile). L’Éternité réside dans ce mouve­ment, dans cette approche, c’est une Éternité vécue, tendancielle, non l’aspect intempo­rel de l’Ab­so­lu.

C’est grâce à l’incarnation en un Juif de la bénédiction du père des croyants, portée aujourd'hui encore par Israël, que la foi d’Abraham s’est faite réalité pour tous. C’est grâce à l’incar­na­tion en Jésus de Nazareth que « Dieu », au sens géné­rique, s’est identi­fié dans l’Histoire comme le Père qui est grâce et vérité (ou miséricorde et jus­tice), c'est à dire : le Saint. C’est grâce à l’in­car­na­tion du Verbe que, par le témoignageintérieur du Saint Esprit, nous avons la Parole.

Dieu n’est pas le divin ou l’Être, il est la Parole. Parole de grâce et de vérité devenue être humain et histoire en Jésus de Nazareth, révélant ainsi le Fils qui nous donne le Père. 


Mise en perspective 

La thèse de Ludwig Feuerbach (note 6) est que nous avons projeté en Dieu tout ce que nous avons de meilleur (on appelle cela l’aliénation). Ainsi, nous nous sommes dé­pouillés de toutes nos qualités, le christianisme a fait de nous des pécheurs que Dieu seul peut relever par pure grâce.

Je ferai trois remarques à ce sujet : 1) peut-être avons-nous tort de parler de Dieu et devrions nous nous en abstenir (apopha­tisme) ; 2) nous n’avons qu’une expérience d’hu­mains et nous ne pouvons parler de Dieu qu’avec les notions qui sont à notre disposition dans nos langues humaines (Paul Ricoeur : « le disponible ») ; 3) si le Seigneur est Parole, que cette Parole a été mise à notre dis­po­sition jusqu’à s'être fait être hu­main, un dialogue s’instaure de sorte que, même si ce dialogue n’est pas exactement d’égal à égal, loin de nous aliéner, il a pour effet de nous fortifier et de nous élever dans ce que nous avons de plus propre : la pensée, la pa­role, le langage, la liberté de cons­cience.

Ce dialogue est un dialogue « dans l’Esprit ». Au sens théologique : un dialogue « dans l’Esprit de la Parole » (l’analogie de la foi). Au sens philosophique : un dialogue « dans l’Esprit de la Pensée » (ne résidant pas dans la seule mentalité rationaliste).

Depuis Nietzsche (note 7), la philosophie occidentale, veut se débarrasser du « Dieu des philosophes » tout autant que du « Dieu vivant » (Pascal, note 8), de l’idé­a­lisme platoni­cien et de la métaphysique aristotélicienne que le christianisme avait inté­grés à la pen­sée occidentale (gardant ainsi ces deux derniers de la disparition !). C’est ce que l’on appelle la « déconstruction ». Il ne s’agit pas de dé­mo­lition, mais d’un détar­­trage qui doit permettre à la pensée philoso­phique de s’ex­pri­mer enfin en ses termes les plus propres. Il est trop tôt pour apprécier les résultats de cette entreprise qui suit son cours.

Si nous en revenons à ce que qui vient d’être dit à pro­pos du Prologue du iv ème Évangile, la déconstruction frappe à côté puisqu’elle vise le Deus, le  Divus, la «  nature divine » alors que le Seigneur est Rela­tion, Communica­tion. Il y a, chez Nietzsche (com­me chez Kierkegaard) un refus du système qui a pour conséquence que sa pensée n’est pas entièrement unifiée. Ses aphorismes sont intéressants, mais partiels, partials et datés. S’il leur arrive de taper dans le mille, pour ce qui est du christianisme tel qu’il est évoqué ici, ils tapent à côté. 

La Science constate que l’univers, notre terre, la vie, l’évolution sont une succes­sion de hasards heureux, que le réel et notre inconscient sont intelligibles, ce qui veut dire : structurés comme un langage, mais elle ne peut admettre la Création par la Parole ce qui renvoie à une Pensée. L’agnosticisme de la culture occidentale permet le vivre en­­semble de nos sociétés mêlées, il ne peut prendre en considération que la Parole se soit faite être humain en Jésus, qu’elle est désormais à l’œuvre dans notre monde com­me le levain dans la pâte (Mt. 13, 33). Cela exclut-il le dialogue ?

Le Prologue du iv ème Évangile est et reste un scandale tout autant pour la pensée juive que grecque : 1 Co 1, 18-25. C’est cependant ce témoignage unique au monde (le vrai scandale, celui que provoque le scandale vrai) que l’É­glise est appelée à rendre parce qu’il est porteur de vie. La théologie ne devrait pas être une entreprise pour acclimater ce scandale, le rendre acceptable à l’esprit rationnel, voire l’effacer. C’est la force de la parole de Dieu que d’être un scandale qui est néanmoins vérité, pour la pensée humaine.

Un conseil pratique

S’il est permis de donner à l’Église un conseil à ce sujet, c’est de partir de la foi dans le Jésus des évangiles pour arriver à l’Incarnation du Verbe mieux que l’in­verse.

Ce sont les comportements et le message de Jésus qui mettent le Prologue dans sa vraie lumière, celle de l’humain entièrement semblable à nous qui dans sa manière de vivre le message des prophètes d’Israël et son propre message, jusque dans sa Passion, se manifeste comme Sauveur (sôter) et Seigneur (kurios), mais non comme divus - Divin au sens général de la Divinité-.

C’est le Verbe créateur qui est « au com­men­ce­ment de tout », et non pas le Divin en général, qui s’est fait être hu­main. Ce qui exige, comme on vient de le voir, une série d’explications et risque d’être source de malenten­dus.

Tous les thèmes du iv ème évangile sont annoncés dans le Prologue, mais, faire découler l’Évangile du Prologue, nous engage dans une voie doctrinale à laquelle, pour la plupart, les Églises ont renoncé aujourd'hui.

Aller de « l’annonce de la Parole » au « dis­cours sur le Verbe », plutôt que l’in­verse.


Jacques Gruber

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(1) Par exemple : Rabbi Abbahou, qui vivait au quatrième siècle de notre ère, mais aussi d’autres maîtres des académies amoraïtes qui ont existé du troisième au sixième siècle de notre ère.  
(2) Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, 1807.
(3) Les tannaïm sont les « maîtres » du judaïsme, du 1er siècle de notre ère jusqu’au troisième.
(4) La Qabbale est une mystique et une métaphysique juive dont l’élaboration s’étend du 2ème siècle de notre ère à notre Moyen âge.
(5) « Il faut parier [pour ou contre une éternité de vie et de bonheur], cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué […] Il faut nécessairement choisir» (Pensées, édition Brunschvicg, p. 437-439).
(6) L’Essence du christianisme, 1841.
(7) Sa « philosophie à coups de marteau » (Le Crépuscule des idoles, 1888, par exemple).
(8) « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, non des philosophes et des savants », « Mémorial » de 1654, Pensées, édition Brunschwicg, p. 142.

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 FEVRIER 2013


LUMIÈRE  du  MONDE

Du Psaume 8 à Matthieu 5,
de : « entouré de gloire et d’éclat » à : « lumière du monde »,
que de chemin parcouru


Le Psaume 8 nous donne un bon exemple du parallélisme de la poésie hé­braïque :

« YHWH, Seigneur (ADoNaY), notre Seigneur, […]
qu’est donc l’être humain (ÉNoCh ) pour que tu penses à lui,
un fils d’Adam  (BeN ADaM )  pour que tu t’en soucies  […]
tu en as presque fait un dieu (ÉLoHiM),
tu le couronnes de gloire (KaVoD) et d’éclat (HaDaR) ! »

Psaume 8, 2, 5-6

le parallélisme du Psaume

Entre « gloire » et « éclat », il y a un parallélisme, comme entre « Seigneur YHWH, AdoNaY », et « Dieu, ÉLoHiM » ; comme entre « être humain » et « fils d’A­dam ».

Le parallélisme de la poésie hébraïque nous invite à comprendre deux expres­sions synonymes l’une par l’autre. Comme si chacune, prise isolément, devait être source de malentendus.

Ainsi : - le Seigneur est « dieu » et il n’y a de « dieu » que le Seigneur ;
- par « être humain » (HéNoCh) nous devons entendre « fils d’Adam » : les êtres humains sont les créatures par excellence du Seigneur (à son image) et les créatures du Seigneur (à son image) ce sont les êtres humains (à la différence des anges, des esprits, des animaux). Il ne s’agit pas du peuple élu seulment, mais de toute l’humanité ;
- dans le cas de l’être humain, la « gloire » est un « éclat », rien qu’un « éclat », et, néanmoins, cet « éclat » (disons : notre intelligence, notre justice) fait la « gloire » de notre Créateur (nous retrouvons le « Á Dieu seul la Gloire » de Calvin). La gloire est un éclat, mais ne s’y résume pas et tout éclat ne vaut pas gloire.

J’imagine la représentation de cet « éclat » qui est « gloire de Dieu » comme l’auréole dont on entoure la tête des saints, voire : comme la mandorle des « Christs en majesté » et pourtant, cet éclat (l’intelligence, la sainteté, la filialité divine) n’est jamais de l’ordre du visible, parce qu’il n’est pas de lumière artificielle, mais véritable.


l’Évangile selon Matthieu nous offre une parabole

« Vous êtes la lumière du monde, […]
que votre lumière brille aux yeux des hommes ! »

Matthieu 5, 14, 16


la parabole de Matthieu :

La parabole tire du matériau disponible pour nous dans la Création des images qui, tout en restant « à côté » (para) de la réalité du royaume de Dieu qu’elles évoquent, nous indiquent des comportements qui sont réalisables et réalisés, ici et maintenant, dans et par la foi, en relation avec ce royaume qu’ainsi nous attendons et hâtons (2 Pi 3, 12).

Des images, mais pas que des images. Si le message se bornait à proposer des images, nous aurions un symbole, nous resterions dans l’univers symbolique. La para­bole, c’est une image qui sort d’elle-même, se développe, entre en mouve­ment. Ainsi, la lampe est une lampe que l’on dispose de juste ou de fausse manière, qui est là pour éclairer un lieu et ceux qui y vivent. A notre tour, elle nous fait sortir de nous-mêmes, nous développer, nous mettre en mouvement.

« Vous êtes la lumière du monde » ou  « Vous êtes comme des luminaires dans le monde », (Ph 2,15, version Darby) ? L’Évangile parle de « la lumière du monde », Paul parle de « luminaires dans le monde »,  cela n’est pas la même chose. En tout cas il ne faudrait pas prendre ces paroles au sens où nous serions en nous-mêmes ou par nous-mêmes (par nos entreprises) « sources » de lumière (version regrettable de la TOB 1971), comme des poissons phosphorescents ! L’idée est que nous sommes comme les supports de la lumière qu’est Jésus ou comme des lu­mières qui ont Jésus pour source et support.

La figure de Lucifer, ange de lumière déchu, n’entre pas en ligne de compte. C’est une lecture sollicitée du texte d’Ésaïe 14, 12 qui ne parle pas d’une chute de Lucifer (figure ignorée de la Bible), mais de la chute du roi de Babylone.

Les auditeurs de la Bonne Nouvelle sont tout entier lumière du monde, ce n’est pas leur âme qui serait lumière dans un corps participant des ténèbres du monde (gnose). On ne peut pas tirer de cette parole une image négative du monde ni l’idée d’un combat entre la lumière et les ténèbres (mazdéisme) : le monde, c’est à la fois l’univers qui est là pour être exploré jusqu’en ses moindres recoins.et notre société humaine mondialisée, mêlée partout de justice et d’injustice. Pour cette raison, je parlerais moins d’une lumière qui efface d’un coup les ténèbres que d’une clarté qui tire les êtres hu­mains de la zone grise de l’ombre.

Au xviii ème siècle, les considérables progrès scientifiques et moraux déistes, agnos­tiques ou même athées ont été qualifiés de Lumières. Au xx ème siècle, ces Lumières ont montré qu’elles pouvaient avoir des aboutissements sinistres. Les camps de la mort nazis ou le goulag stalinien étaient planifiés, suivaient des démarches ration­nelles et utilisaient les produits des dernières décou­vertes scientifiques. C’est pourquoi l’annonce que Christ est lumière vient nous rendre courage. Les êtres et les choses placés dans pareille lumière sont vus, non de manière idéaliste, mais avec la pleine lucidité de l’a­mour.

Aujourd’hui, nous connaissons la vitesse de la lumière (Römer, 1676) et nous savons que le prisme la décompose dans les couleurs de base (spectre lumineux). Nous sommes entraînés dans un monde quantifiable alors que la Bible nous parle un langage qualitatif : celui de la clarté vécue du « jour ». Être lumière c’est « être clarté du jour », non lumière artificielle (électrique, halogène, néon, laser).

C’est aussi être autre chose que réfléchir la lumière, comme la clarté de la lune qui est la lumière réfléchie du soleil. Que notre lumière brille dans le monde ne signifie pas que nous allons être brillants dans notre entourage (des personnes lumi­neuses) ou pour l’histoire, mais  que Christ fait de nous des porteurs de la Lumière que lui seul est.

La flamme cache le support qui la porte et si nous fixons nos regards sur ce support, nous ne voyons plus la flamme. La lampe ou la flamme ne s’éclairent pas elles-mêmes, elles ne se rendent pas compte qu’elles éclairent un lieu ou des personnes. Nous non plus, cela a lieu spontané­ment, sans être concerté ni voulu, comme à notre insu (« Pour toi, quand tu fais l'au­mône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, Mt. 6,3).


théologie de la Création et théologie de l’Alliance

Entre l’être humain « entouré d’éclat » et « vous êtes la lumière du monde », nous avons un exemple du passage de ce que l’on nomme « théologie de la Création » à ce que l’on appelle « théologie de l’Alliance ».

La première est, de façon dominante, anthro­po­lo­gique, elle nous décrit l’être hu­main et sa destinée, selon que l’on marche ou pas « avec le Seigneur Dieu ». L’autre est nettement eschatologique. Elle est axée sur le change­ment actuel de toute existence que produit le changement der­nier présent en celui (Jésus) qui se présente comme le Fils de l’homme des derniers temps, dans les Évangiles synoptiques (Matthieu, Marc, Luc).

La théolo­gie de la Création est-elle réservée au Premier Testament, celle de l’Alliance  propre au Nouveau Testament ? Non, car, de même que l’Évangile et la Loi se rencontrent dans le Premier Testament et que la Loi et l’Évangile font partie du Nouveau Testament, la théologie de la Création et la théologie de l’Alliance se trouvent dans les deux parties de la Bible chrétienne.

Ce qui est modifié, ce sont les relations entre Loi et Évangile ou entre Évangile et Loi. Elles ne sont pas les mêmes dans les deux Testaments : dans la Bible hébraïque, la Loi est Évangile alors que dans le Nouveau Testament, l’Évangile accomplit la Loi.  Il y a là ce que l’on appelle un « changement d’économie du salut ». C’est pourquoi la théologie de la Création peut s’acheminer vers une Sagesse ou une métaphysique religieuse. L’être humain entouré d’éclat fait penser aux initiés du Zohar (Qabbale) les « gens réfléchis » qui « resplendiront comme la splendeur du firmament » de Da. 12,3. La théologie de l’Alliance, elle, est une théologie de la Promesse faite être humain en Jésus Christ : promesse qui est réalité tout en restant une réalité promise.
           
En souhaitant bonne réception à tous,

Jacques Gruber


MARS  2013


LA  COURONNE  D’ÉPINES

 


vérité, Églises, sciences, femmes, arts, religions, Auschwitz, théologiens

« VOICI L’HOMME »,  aujourd’hui


« Jésus vint donc à l’extérieur, il portait la couronne d’épines et le manteau de pourpre. Pilate leur dit : ‘‘Voici l’homme !’’ » (Jn 19/5).Les religions, la Choah, les femmes, les sciences, les arts, les Églises tressent. une couronne d’épines pour l’eu­ropéen resté chrétien aujourd'hui. Au terme de deux millénaires, notre passé nous colle à la peau comme un manteau impérial de dérision.
Je note que le texte de l’évangile dit bien « Voici l’homme », l’être humain et non le spécimen masculin (anthrôpos et non  anèr, d’où la traduction latine : ecce homo, et non ecce vir). Jésus livré aux outrages assume notre humaine condition devant son Père et devant l’His­toire.
La différence entre Jésus et nous est, à vrai dire, entière. D’abord, c’est lui qui nous assume et pas nous qui nous identifions à lui. Ensuite, la Passion qu’il endure a une portée universelle en ce qu’elle a de totalement gratuit (« Ils m’ont haï sans cause », Jn 15/25), alors que les épines qui nous déchirent n’ont d’autre origine qu’un passé trop humain qui nous rattrape.
Que veulent dire les derniers versets du premier évangile (Mt 28/18-20) ? Qu’avons-nous fait de ces paroles ? Quel est le sens évangélique du pouvoir, de la mission ?
Plutôt que de poursuivre un mauvais rêve triomphaliste, de recourir à des solutions destinées à nous redonner bonne conscience, ou, au contraire, d’adopter des comportements masochistes, de cultiver la mauvaise conscience, au lieu de suivre aussi bien la voie de la rupture que celle du compromis ou de faire semblant de croire que, par la force des choses, tout finira par s’ar­ran­ger, sachons regarder les gens et les événements en face et appeler les épines des épines.
C’est à ce prix que nous pourrons entendre la Parole qui nous est adressée aujourd'hui.
La chrétienté inscrit à son actif des apports irremplaçables, mais on peut se demander si elle ne les a pas largement gâchés ou laissé perdre parce qu’elle a trop voulu recueillir pour elle des fruits qui ne lui revenaient pas. On peut penser qu’agissant ainsi, elle a trahi sa mission.
D’autre part, les apports positifs, passés dans le domaine public, se détériorent parce qu’ils sont coupés de leur source d’inspiration. Cela vient, en premier lieu, de ce que des chrétiens, en grand nombre, ont pensé et agi comme si leur vocation était non de servir, mais de dominer aussi bien la parole de Dieu que le monde. Mais c’est aussi le fait d’autres chrétiens qui, dans un élan d’é­mancipation, ont confondu leur culture chrétienne avec la nature humaine ou, par un transport incontrôlé de générosité, bradé leur héritage. Cela correspond enfin aux choix que nous croyons bon d’opérer lorsque nous proposons une religion de confort pour répondre à l’in­différence qui accompagne les découvertes et les applications des sciences.
Au cours de ces derniers siècles et parfois seulement des dernières décennies, la société occidentale a condamné toute forme d’esclavage, rendu leurs droits aux femmes, aux peuples colonisés, aux minorités et aux enfants, réhabilité les malades mentaux et handicapés, accepté la diversité des sexualités, un nombre notable de pays ont supprimé la peine de mort, on s’est préoccupé de la condition des chômeurs, des déclassés, des marginaux, des prisonniers. Depuis la fin de la dernière guerre et jusqu’à aujourd'hui, les Églises chrétiennes ont accompli, en ordre dispersé, des actes de repentance à l’égard du peuple Juif, des liturgies solennelles et des déclarations. Les Juifs, de leur côté réclament plus. Après la repentance (la techouvah) ils attendent (certain l’exigent) la réparation (le tiqqoun).
Sur ce dernier point, il est évident que les liturgies et les déclarations, qui se situent au sommet, ne sont qu’un point de départ. Le plus important, c’est ce qui se passe à la base. C’est même, plus exac­te­ment, une réforme de la tête et des membres, comme on disait déjà dans la chrétienté du XVe siècle. A cet égard, les États Unis d’Amérique nous donnent un exemple lorsque, dans les choix d’affectation, ils appliquent une préférence pour les personnes issues des populations qui, naguère, ont été réduites en esclavage ou exterminées sur leur sol.
En ce qui concerne les Églises chrétiennes, la repentance va au-delà des liturgies et des déclarations, elle implique une révision des liturgies (la prière romaine actuelle du Vendredi saint, par exemple), de l’en­seignement catéchétique, je dirai même le renoncement aux mentalités et structures qui ont engendré, par la passé, des actions autoritaires, possessives et exclusivistes sur les corps et les cons­ciences. Le rejet de toute doctrine et de toute  institution lourde de violences potentielles. Et comme rien n’est jamais acquis, l’instauration de nouvelles instances et règles de conduite qui exercent la vigilance à l’égard de tout retour à des comporte­ments qui fassent violence sur les personnes.
Que nous nous tournions du côté des Juifs, des peuples colonisés ou réduits en esclavage, des religions christianisées autoritairement, ou même de nos propres sœurs et frères chrétiens qui, au long des siècles, ont été persécutés en raison de la pensée unique imposée par des Églises dominantes et du contrôle social qu’elles prétendaient exercer, chrétiens du vingt-et-unième siècle nous devons reconnaître que nous ne rencontrons que des épines.
C’est à une libération à l’intérieur et à l’extérieur de nous-mêmes que nous sommes appelés. Cela peut devenir une tâche positive, une œuvre d’avenir pour ceux qui ne sont pas chrétiens, comme pour nous-mêmes, qui nous réclamons de l’Évangile de Jésus Christ. Autant les religions et les Églises ont-elles pu servir de modèles à des régimes par essence dominés par le pouvoir des prêtres (et aussi, il faut le dire, à la démocratie), autant pourraient-elles, dans l’a­ve­nir, être les témoins d’une société humaine respectueuse d’elle-même et qui se réforme méthodiquement.
Dans cet esprit j’ai tenté, dans les pages qui suivent, une parole évangélique sur les religions, sur l’après-Auschwitz , sur les femmes, sur les sciences,  sur les arts  et sur la division des Églises. Le miel que je concocte est ‘‘toutes fleurs’’, il ne satisfera sans doute pas ceux qui tiennent à une scientificité qui se confond avec l’extrême spécialisation. En revanche, il pourra être du goût de ceux qui éprouvent le besoin d’élargir leur horizon.

*
Du point de vue de la terminologie, j’emploie, selon les contextes, les expressions la Bible, La Parole ou les Écritures. Je désigne l’ensemble de la Loi, les Prophètes et les Écrits par ‘‘la Tôrâh’’, l’ensemble des évangiles, des Actes, des épîtres et de l’Apocalypse, par ‘‘l’Évan­gile’’.  Sauf indication différente, les citations bibliques sont tirées de la traduction de la TOB 1988.


 AVRIL 2013

LA  COURONNE  D’ÉPINES

 

vérité, Églises, sciences, femmes, arts, religions, Auschwitz, théologiens


pages 5 à 12 : L’INCONFORT DE LA VÉRITÉ 

Notre mot de « vérité » ne fait en rien écho à l’hébreu (ou l’araméen) « AMeN » qui peut se traduire littéralement par « c’est solide ». Comme souvent d’ailleurs, dans la Bible hébraïque, nous n’avons pas affaire à un mot, mais à une locution (un hébra­ïsme) : HrèSèD WeÉMèT : « Grâce et vérité » (voir Jn 1, 17) : pas de vérité  sans grâce, pas de grâce sans vérité. En perdant la grâce, que devient la vérité ?  Elle nous est devenue inconfortable, nous avons la vérité et l’inconfort.

Dans le IVème Évangile, le thème de la vérité inséparable de la grâce, est très présent. Alors qu’on ne trouve guère le mot qu’une ou deux fois dans chacun des synoptiques, nous le rencontrons vingt-huit fois dans le IVème Évangile, à l’appui de déclarations christologiques. Le Sermon sur la montagne n’aborde la vérité que sous l’angle éthique : « Quand vous parlez, dites ‘‘Oui’’ ou ‘‘Non’’, tout le reste vient du Malin » (Mt 5/37). Dans la Tôrâh  hébraïque, vérité est rendu le plus souvent par ÉmeT (quand il s’agit de connaissance, le terme employé est DaRaT). C’est l’un des nombreux sens de ce mot dont la connotation principale est existentielle, en particulier pour parler de Dieu, exprimer sa fidélité.
Jean 14/6 écrit : « Jésus lui [à Thomas] dit : ‘‘Je suis le chemin, la vérité et la vie’’ », lors de la comparution devant Pilate l’évangéliste rapporte ce dernier échange : « Pilate lui dit alors : ‘‘Tu es donc roi ?’’ ; Jésus lui répondit : ‘‘C’est toi qui dis que je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix’’. Pilate lui dit : ‘‘Qu’est-ce que la vérité ?’’ » (Jn 18/37-38).
      Deux déclarations christologiques que l’on peut remplacer, le temps d’une brève réflexion,  par ‘‘Je suis Dieu’’» et par ‘‘Je suis venu pour rendre témoignage à Dieu’’. Selon que Jésus s’adresse à ses disciples ou à Pilate : ‘‘Je suis Dieu’’ ou ‘‘Je suis témoin de Dieu’’.
      En tant qu’être humain, je reprendrai l’affirmation christologique qui concerne Jésus-homme et je poserai la question suivante : « Que signifie, aujourd'hui, pour l’Égli­se et pour le chrétien, ‘‘être témoin de la vérité’’ ? ». Si nous pensons que nul ne possède la vérité, ni même ne peut se dire ‘‘dans la vérité’’. A quoi correspond d’être témoin de la vérité ?
      Beaucoup l’interpréteront sans doute comme ‘‘avoir bonne conscience’’, ‘‘être en règle’’, ‘‘avoir fait le bon choix’’, ‘‘se tenir du bon côté’’ (note 1).  Mais, si je me rapporte au dialogue avec Pilate, ‘‘être témoin de la vérité’’, c’est  accepter d’ ‘‘être en question’’ à cause de Jésus Christ. En tant que chrétiens, les religions, la Choah, les femmes, les sciences, les arts, les Églises (et, sans doute bien d’autres vécus comme le sexe, l’argent, le pouvoir…) nous mettent en question.
      Plutôt que le syncrétisme religieux, le prosémitisme succédant à l’antisémitisme, la démagogie envers les femmes, la recherche d’un concordis­me avec les sciences, l’iré­nisme œcuménique, je propose de dire qu’être témoin de la vérité consis­te, pour des chrétiens, à accepter d’être en question, d’être en porte-à-faux, d’être en que­lque mesure inadaptés, décalés plutôt que recentrés (pour reprendre les mots de Norbert Élias).

L’inconfort politique
      Lorsque nous sommes mis en question en tant que témoins de Jésus Christ, c’est ce dernier qui en est la cause, et non pas notre fixation sur des croyances, des dogmes, des règles, des rites. Être dans la vérité, c’est accepter d’être dans une situation inconfortable (ce qui est déjà le propre de la foi : juste et pécheur, foi et doute)
      La vérité est que nous vivons dans des conflits. Conflits entre les religions, entre femmes et hommes, entre sciences et foi, rivalités d’Églises, sur un fond de guerres  entre Israël et Palestiniens, Russes contre Tchétchénes, Serbes contre Albanais, sans omettre les conflits de classes ou tout simplement la lutte pour la vie.
Or, qui dit conflit ou guerre dit volonté de manichéisation. L’histoire sainte biblique avance à coups de séparations qui sont tendanciellement manichéennes. Dans la République fédérale d’Allemagne des années 65-70, la Rote Armee Fraktion peut s’interpréter comme le fait de soldats perdus du combat de la foi évangélique. Du moins, pour Andreas Baader et Gudrun Enssling, pour Ulrike Meinhof, pour Rudi Dutschke. Ulrike Meinhof avait une formule qui exprime la manichéisation, exclusive de toute médiation et même de toute médiatisation : « On fait partie du problème ou on fait partie de la solution, entre les deux, il n’y a rien ».

(1) La Déclaration ‘‘Dominus Iesus’’ sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus Christ et de l’Église, Centurion/Cerf/Fleurus-Mame, 2000, est tout entière orientée dans ce sens, en particulier lorsqu’elle reprend l’affirmation de Vatican II (Lumen Gentium, n°8) selon laquelle l’Église de Jésus Christ, « colonne et fondement de la vérité » selon I Timothée 3/15, ‘‘subsiste’’ dans le seule Église catholique romaine, chapitre IV, §§ 16-17, pp. 24-27.

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En tant que chrétiens, nous témoignons d’une foi qui médiatise le Dieu unique trinitaire dans des relations fraternelles ou sororales, au sein d’une réalité humaine plurielle (mais non pluraliste) qui récuse tout manichéisme. La position instable et désagréable des chrétiens vient de ce qu’ils refusent les manichéisations, mais ce refus ne peut se faire qu’au prix de la croix. Ce n’est pas une ‘‘zone grise’’ (note 2) qui s’établit entre combattants affrontés, entre oppresseurs et opprimés, entre persécuteurs et persécutés, entre bourreaux et victimes, mais la croix qui est dressée. Au risque d’être broyés.
Partout où la croix est assumée par un groupe de femmes et d’hommes, il devient patent qu’un changement s’est produit tant au regard de l’histoire en général que de l’histoire sainte elle-même.
Une solution consisterait, après analyse des rapports de forces, à prendre le parti du faible, du petit, mais, dans les conflits, les positions de supériorité et d’in­fé­rio­ri­té varient, il y a des renversements de situation. Nous pouvons, en tout cas, refuser les amalgames (les chrétiens, les Juifs, les musulmans, les Français, les Israéliens, les Palestiniens, les Russes etc…), exiger que l’on tienne compte des courants ou des personnes partisans de la négociation.
Mais est-ce suffisant ? Nous ne pouvons être fidèles à notre foi si nous ne nous engageons pas. La foi chrétienne ne s’insère pas seulement dans une histoire, elle agit dans cette histoire.
 Au risque de surprendre, je dirai qu’avant tout faire, il y a la prière. Dans une situation manichénne, notre prière ne peut être que : « Seigneur, aie pitié de nous ! » (Kyrie eleisson). Pitié de chacun des antagonistes, pitié de ceux qui, dans les deux camps et en dehors veulent être des agents de réconciliation, pitié de tous ceux qui sont entraînés malgré eux dans une spirale de violences.
La prière est le fondement de l’action. Contrairement à ceux qui ont vite fait de la classer dans la catégorie des gestuelles inefficaces, il est bon de rappeler que la prière est le creuset du changement de l’être. Dans la tradition judéo-chrétienne en tout cas, la prière commence par un recueillement où nous rentrons en nous-mêmes, elle con­siste ensuite en une demande explicite dans laquelle l’être s’engage profondément, qui s’achève sur la remise à la volonté de Dieu et sur un « C’est solide, j’y crois » (AMeN). Ainsi, personne n’est jamais le même avant et après avoir prié.

(2) Voir le chapitre qui porte ce titre dans le livre de Primo Levi Naufragés et rescapés, 1986.

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Toute prière n’est pas automatiquement ou immédiatement exaucée telle quelle. L’exau­ce­ment peut tarder ou, plus souvent encore, produire un résultat différent, et, finalement, meilleur, que celui auquel nous pensions. Nous ne pouvons écarter l’idée qu’il puisse y avoir des prières refusées, mais, quoi qu’il en soit du résultat, la prière a toujours un effet. Après avoir prié, nous ne nous voyons plus nous-mêmes comme précédemment, nous considérons les personnes, les événements, les choses même, autrement qu’avant.
C’est en cela que la prière est le vrai commencement de l’action pour les croyants que nous sommes. Au sortir de la prière, des comportements nous sont inspirés. Aucune règle générale ne peut être édictée. Les jeunes protestants Français pacifistes de 1940 ont dû sacrifier leur pacifisme à l’engagement dans la Résistance alors que dans les années qui ont suivi la fin de la dernière guerre mondiale, leurs cadets ont (avec d’autres) investi leur témoignage dans l’objection de conscience voire l’in­soumission.
Sur le plan de l’action non individuelle, mais politique, il est important que la prière « Seigneur aie pitié de nous ! », même si elle est faite chacun chez soi dans le secret où, selon le Sermon sur la montagne, le Père nous voit et nous écoute (Mt 6/6), soit partagée par plusieurs, en groupe, en communauté, collectivement, de sorte que des inspirations convergentes en découlent.
Avant et après la prière, les chrétiens doivent savoir analyser lucidement les situations politiques compte tenu des informations (sans doute incomplètes et peut-être biaisées) dont ils disposeront et se déterminer non en fonction de la survie de leur Église ou du christianisme, mais en sachant replacer les événements dans le temps qui s’appuie, en arrière, sur l’histoire sainte biblique et sur l’hé­ri­tage historique chrétien et se trouve mis en tension, en avant, par l’a-venir  du royaume de  Dieu. Ce qui signifie, entre autres que les chrétiens sachent toujours utiliser les moyens  propres au royaume de  Dieu

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L’inconfort intellectuel
      Selon Edgar Morin (cité note 32) le scientifique joue le jeu de la vérité et de l’er­reur alors que le politique et le religieux sont bloqués dans une vérité. Cela est vrai si l’on considère qu’il est arrivé aux Églises, comme aux régimes totalitaires, de fabriquer des preuves ou de se renforcer en recourant à des faux ou des mensonges, dans l’idée que la fin justifie les moyens. Pourtant, à la différence des régimes totalitaires, les Églises ont manifesté en plusieurs occasions qu’elles étaient prêtes à as­su­mer une histoire où le passif le dispute à l’actif. En ce qui concerne les sciences, il faut peut-être aussi dire que, même si les théories se remplacent, elles sont toujours autosuffisantes.
      Nul n’est prophète en son pays (Mc 6/4 et parallèles). Malheur à l’outsider qui énoncera une vérité dérangeante, comme Spinoza au XVIIème siècle, ou originale, com­me Ludwig Boltzmann au XIXème siècle, il sera exclu de la communauté des croyants ou des savants. Il faudra qu’il meure avant que l’humanité entière reconnaisse sa valeur.  Comme le chantait naguère Guy Béart : « Il a dit la vérité/ Il faut l’exécuter ».
Mieux vaut être une Église qui se remet en cause par l’effet de la parole de Dieu, qui sait avoir de l’humour sur elle-même, qu’une Église qui se veut impeccable et recourt au distinguo entre son infaillibilité et les erreurs de tels ou tels de ses enfants dont l’a­mour pour la vérité aurait été mal éclairé. Le principe d’une Église appelée à se réformer sans cesse (semper reformanda), acceptant, par là, de vivre dans l’inconfort, s’ins­crit dans ce que l’es­prit du temps a de meilleur.
J’ai dit, au chapitre précédent, la mutation de l’art, mais le vingtième siècle a aussi été le théâtre d’une révision épistémologique (concernant la théorie de la connaissance). Les grandes ruptures opérées par Ludwig Wittgenstein dans sa seconde période (1936-1949, publication en 1953) pour le langage ; par Kurt Gödel (notion d’indé­ci­dable en arithmétique, 1931) pour la logique; par Werner Heisenberg (prix Nobel de physique en 1932) pour la structure de la matière ; par Jacques Lacan (Ecole freudienne de Paris 1964-1980) pour l’inconscient, ont atteint les sciences avec Ilya Prigojine (prix Nobel de chimie en 1977, La fin des certitudes, 2000).
      Les indéterminismes ne sont  pas ignorance, la science est en mesure de les expliquer, les absences ne sont pas des vides, elles renvoient à l’acte même de la conscience connaissante. Les théories qui durent le doivent moins au fait qu’elles seraient plus vraies, qu’au fait qu’elles sont mieux adaptées à l’état contemporain des connaissances. Il est impossible de limiter le vrai à l’ensemble de ce que nous pouvons atteindre et dire, démontrer et mesurer : il y a toujours un insu. Incertitude, incomplétude ne sont pas des échecs de la raison, mais raison de la question qu’est l’être humain . L’incomplétude n’est pas un manque à combler, « mais le lieu même de quelque chose en train de se passer » (note3).

(3) Jean-François Lambert, Réforme des 22-28 mai 1997, pp. 9-10.

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      La connaissance scientifique progresse véritablement non pas lorsqu’elle élargit ou approfondit une vérité qu’elle posséderait, mais dans un perpétuel combat contre les erreurs toujours renaissantes. Elle se doit de connaître son ignorance. La science est toujours une aventure, elle ne se réduit pas à la thésaurisation de données vraies et à des vérifications de théories connues.
      Les chrétiens sont appelés à démythologiser leurs textes fondateurs, à démy­thifier leur foi et à démystifier leurs discours. Ces démarches ne peuvent se faire en une seule fois, elles sont toujours à reprendre, et la question qui se pose à cet égard est de savoir en quoi consiste l’intelligence de la foi. Mais, lorsque cette dernière est donnée, la foi chrétienne devient démystifiante à son tour.
      L’inconfort intellectuel spécifique des judéo-chrétiens se rattache en fin de comp­te et fondamentalement au fait que le Dieu dont ils ont l’intuition n’est jamais un Dieu que l’on puisse poser parce que c’est, au contraire, un Dieu qui nous pose. Inconfort intellectuel qui ne se sépare pas de l’inconfort religieux existentiel.

L’inconfort religieux
      Les religions ont une vision holiste, rien de ce qui constitue le réel vivant ne leur est étranger. Le danger vient de ce qu’une vision holiste se transforme en vision totalisante, impérialiste. Les religions ou les Églises deviennent alors rivales, la manichéisation s’installe. On s’imagine être dans la vérité pour la seule raison qu’on adhère à la vérité de sa religion ou de son Église (ou peut-être simplement de son histoire, de sa culture), parce que cette adhésion porte à croire que cette vérité est au sommet des vérités.
Au cours de son histoire, le christianisme s’est approprié l’idée platonicienne de la vérité qui est épiphanie divine (le daïmôn –génie, inspirateur- de Socrate).
      Le passage des divinités multiples du platonisme au monothéisme a été considéré comme un grand progrès, mais on a trop oublié que, pour la parole de Dieu biblique, la vérité se situe dans des relations de Personne à personnes, si bien que l’on a débouché sur une conception monoïdéique de la vérité qui s’est révélée autoritaire, totalitaire et impérialiste.
page 10
      Le temps est venu, pour les chrétiens, de redécouvrir que la vérité est particulièrement inconfortable dans la mesure où la parole de Dieu en général et l’Évangile en particulier sont autant de mises en question récurrentes.
      Cela tient au fait que le Saint Esprit souffle où et quand  il veut (Jn 3/8), au fait que la parole inspirée est dérangeante. Les textes bibliques relatifs à l’argent ou aux richesses ne cessent d’interpeller nos comportements ordinaires réputés les plus licites (la thésaurisation, l’épargne, l’investissement productif, le profit, le prêt à intérêt).
      Le christianisme n’est pas une religion de libération, mais de salut, pas de confort, mais de réconfort. Il n’est pas orienté  vers l’acquisition immédiate de bienfaits tels que d’être protégés, sécurisés, libérés, rassurés, approuvés en ce que nous sommes. Même si des effets de cet ordre, l’a­pai­­se­ment, la con­solation, la pacification s’obser­vent, ils ne sont pas cherchés pour eux-mêmes. Le réconfort chrétien est lié à ce décentrage de nous-mêmes qu’est l’être en Christ, le Christ en nous, il est l’assurance du salut au sein même du combat de la foi.
      Le caractère évangélique d’une Église, qui accepte d’être remise en question par la Parole qu’elle annonce, constitue une attestation de son apostolicité bien plus évidente et bien plus sûre que l’accaparement qui découle d’une succession apostolique, véritable synthèse humaine de sacramentalisme et de légalisme.
On objectera que l’esprit scientifique est, par définition, cantonné au relatif, alors que la religion relève de l’absolu.
      Je remarque que, dès 1925, avant que Karl Popper (né en 1902) ait énoncé sa thèse de la falsification (ou réfutation) selon laquelle une théorie peut être dite scientifique lorsqu’elle accepte que sa fausseté puisse être démontrée, Paul Tillich (1886-1966), appliquant la théologie de la croix à la théologie des religions, parlait de la religion chrétienne biblique comme d’une religion qui met en cause toutes les autres religions y compris elle-même (voir note 9).
      Sur le plan religieux, l’inconfort de la vérité n’est pas un relativisme. C’est la reconnaissance d’une transcendance de la vérité. Elle coupe transversalement toutes les ré­alités et toutes les réalisations humaines historiques.
      La vérité pragmatique qui consiste à accepter notre ombre, sachant que, par elle-même, celle-ci rend témoignage à la lumière dans laquelle nous avons été placés, lumière qui, elle, est absolue, ne satisfera sûrement pas les gens assoiffés de vérité idéologique. La question est de savoir si les Églises et les chrétiens sont (ou ‘‘subsistent’’) dans  la vérité ou s’ils sont appelés à lui rendre témoignage.
*
page 11
      L’inconfort de la vérité fait déjà partie de la vérité, c’est le BA, ba sans lequel nous ne connaîtrions rien d’elle, nous n’aurions pas l’idée qu’elle puisse exister. Il ne peut y avoir des vérités que s’il existe tendanciellement une Vérité, mais la lucidité, le courage, l’honnêteté et la probité  (qui sont non plus la pragmatique, mais  l’éthique de la vérité) consistent à reconnaître qu’aucune de nos démarches n’atteint quelque qualité de vérité que tendanciellement, que la Vérité est en marche et que nous sommes toujours en chemin.
      Cet inconfort tout à fait spécifique esquisse en nous un changement d’orien­tation. C’est ce que Platon appelait périagogè (on se retourne, de tout son être, vers la vérité), que Plotin et le pseudo-Denys appelaient épistrophè, que    l'Évangile et la foi chrétienne appellent métanoïa, en un mot, comme en plusieurs : conversion.
      Dans le cas du christianisme, l’être humain se retourne vers quelqu’un et vers quelqu’un dont il a identifié intérieurement la voix à partir d’une parole extérieure, véhiculée par un texte rédigé, transmis et annoncé parce qu’il s’est avéré, au cours des siècles, toujours de nouveau propre à cette sorte de réception.
Le siècle qui s’achève a sécularisé la notion individuelle de conversion dans le concept du projet existentialiste et a cherché à en donner une expression collective à travers la révolution déclinée dans plusieurs registres (communiste, anarchiste, national-socialiste, situationniste, psychédélique, écologique, cybernétique, apocalyptique).
      Le millénaire qui commence cantonne le projet existentiel au plan des sports, des spectacles, de la réussite dans les affaires. En même temps, il engage une révolution collective avec la mondialisation (com­merciale, scientifique, technologique). La conquête de l’es­pace, pour sa part, réunit des performances technologiques collectives et des projets d’accomplissement individuel.
      Autant d’angles d’attaque pour la critique, la déconstruction, le désenchantement et la désespérance philosophiques. Encore qu’au détour de telle ou telle pensée, on discerne le secret espoir qu’après avoir touché le fond des problèmes et des choses (jusqu’au ‘‘Ça’’ freudien ?), une remontée se produira par un réflexe naturel (note 4), ou bien  que l’his­toire forme un système immanent à l’instar de la météorologie planétaire et, qu’une fois l’ul­time limite atteinte, le retournement souhaitable se produira par un mouvement spontané (note 5)

(4) Jean Cazeneuve, L’Avenir de la morale, éditions du Rocher, Paris, 1998, pp. 204-208 (principalement la p. 208).
(5) Peter Sloterdijk, l’Heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, ‘‘ Tournant et révolution. Discours sur la pensée heideggerienne du mouvement’’, Calmann-Lévi, Petite bibliothèque philosophique, Paris, 2000, la ‘‘volte de mer’’, pp. 148-149.

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      Ceux qui connaissent l’inconfort particulier (mais aussi l’espérance) qu’apporte l’Évangile, savent que le pivot de tout changement est le moment historique auquel l’Évangile rend témoignage, et tous ceux qui ont fait l’ex­pé­rience de la résonance intérieure du message biblique savent que la parole de Dieu (moins quand cette dernière va dans notre sens, d’ailleurs, que lorsqu’elle nous fait obstacle) en est le pivot actuel. Du même coup, ils savent aussi qu’ils ne se débarrasseront jamais de la couronne d’épi­nes, que cela ne dépend pas d’eux, jusqu’à ce que le Seigneur les ceigne de la couronne de vie préparée pour ceux qui ont été fidèles jusqu’à la mort (Ap 4/10).
      Mais, être fidèle, n’implique-t-il pas d’être actif ? L’attente active ne verse pas dans l’activisme pour lui-même ou dans les bonnes œuvres, il consiste en un témoignage en paroles et en actes. Un témoignage qui peut détourner l’attention d’autrui vers  un autre que le témoin et vers un autre qu’eux-mêmes.

Jacques Gruber



MAI 2013

LA  COURONNE  D’ÉPINES

 

vérité, Églises, sciences, femmes, arts, religions, Auschwitz, théologiens

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POUR UNE FRATERNITÉ LISIBLE
l’ÉGLISE et les Églises*
pour Pentecôte
     
      Pour ne pas être accusé de sexisme, il aurait fallu écrire : ‘‘Pour une sororité/fraternité lisible’’,  Je ne l’ai pas fait parce qu’une telle expression est lourde et peu élégante. Le mot de fraternité est féminin et la racine, employée au sens d’un neutre, est du masculin. Avec un peu de bonne volonté chacun peut y trouver son compte.
      Les anglosaxons ont une meilleure expression : fellowship, mot fé­mi­nin, mais qui se traduit par un masculin : ‘‘compagnonnage’’. Toute autre expression : ‘‘confraternit­é’’, ‘‘fratrie’’, ‘‘camaraderie’’, ‘‘communauté’’, ‘‘consortium’’, ‘‘parenté’’, présentent des inconvénients. ‘‘Harmonie’’ (mais non ‘‘harmonisation’’) eût sans doute pu convenir, mais ne se serait pas accordée avec ‘‘lisible’’. On verra plus loin l’importance de cet adjectif.
      La division des Églises est l’épine la plus douloureuse de l’Église. Des différences théologiques (multilatérales, nombreuses et persistantes), des différences ecclésiales (les femmes pasteurs -ou femmes prêtres-, par exemple), des différences éthiques (valeurs ascétiques primant la vocation mondaine ou l’in­verse), les conceptions ecclésiologiques surtout (entre Orthodoxie et Église catholique et avec les protestants et anglicans), sont autant de coups d’épingles que les Églises s’infligent et dont elles  s’af­fligent mutuellement aujourd'hui encore. Une volonté œcuménique et un esprit œcu­mé­nique existent pourtant, mais que pouvons-nous raisonnablement anticiper ? Une unité visible ou une fraternité lisible ?
      L’œcuménisme se vit sur deux plans, à la base et au sommet. A la base, il est fait de relations humaines entre personnes ou communautés qui se reconnaissent respectivement, sans réserve, se réunissent dans l’étude de la Bible, se rejoignent dans la prière, coopèrent dans l’action caritative. Au sommet, c’est une affaire d’experts patentés qui donne à l’œcumé­nisme le caractère de consultations (ou de tractations) mul­ti­latérales, le plus souvent laborieuses (pour ne pas dire cahoteuses) qui aboutissent, dans le meilleur des cas, à des accords, sinon, à des déclarations communes, ou encore piétinent et se perpétuent avec des hauts et des bas.

Le texte qui suit est tiré de mon livre « Vous serez mes témoins », pour un temps de confusion et de mutations, Éditions du Cerf, Paris 2009, p. 330-333.
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      L’œcuménisme va du sommet à la base. Ce ne sont pas les relations établies à la base qui remontent au sommet pour être harmonisées et entérinées, ce sont des débats d’experts et des décisions (particulières ou communes) qui redescendent vers la base pour y être mises en application (soit par voie autoritaire, soit après consultations et vote). Il est exceptionnel que l’on étudie, à la base, les textes des Déclarations ou Accords émanant des dialogues œcuméniques.

Aperçu de l’œcuménisme institutionnel
      L’œcuménisme institutionnel ne date pas de 1948 (date de la création du Conseil œcuménique des Églises – CŒE- dont la préhistoire remonte à 1910). Certains situent le départ de la préoccupation moderne de l’unité des Églises à 1895, avec la Neuvaine de Pentecôte pour l’Union des Églises de Léon XIII. Pourtant, 1948, qui correspond à la redistribution du monde à la suite de la seconde guerre mondiale, marque le démarrage de la phase historique irréversible de l’œcuménisme. D’autres événements font date, par la suite, l’entrée des Patriarcats orthodoxes de l’est, dont celui de Moscou, dans le CŒE (1961) et le concile de Vatican II (1962-1965) précédé par la constitution, à Rome, d’un Secrétariat pour l’Unité des chrétiens (1960). Ces cinquante années ne se résument pas, des chapitres dans les volumes  d’his­toire du christianisme, des livres entiers lui sont consacrés, mais on peut faire le point à la date d’aujourd'hui (note 6).

1- Avec l’Orthodoxie, l’œcuménisme se situe d’abord sur le plan du vécu. Nous avons ainsi assisté à des gestes d’amitié spectaculaires entre le patriarche Athénagoras et le pape Paul VI (janvier 1964, à Jérusalem, juillet 1967 à Constantinople, octobre 1967 à Rome) et à la levée des excommunications de 1054 entre l’É­glise de Rome et le patriarcat œ­cu­ménique de Constantinople (1966), sans que l’u­nion ait été rétablie entre ces deux grands ‘‘poumons de la chrétienté’’.
Du côté du CŒE, les patriarcats de derrière le rideau de fer, ont été reconnaissants de pouvoir, en pleine guerre froide, aller respirer à l’ouest, mais ils ont été réticents devant l’aide apportée sans contrôle aux mouvements de libération d’Afrique et d’Amé­

(6) Grâce aux deux livres d’André Birmelé : Le Salut en Jésus Christ dans les dialogues œcuméniques, Le Cerf-Labor et Fides, Paris-Genève, 1986 et La Communion ecclésiale. Progrès œcuméniques et enjeux méthodologiques, Le Cerf-Labor et Fides, Paris-Genève, 2000. Ouvrages que l’on complétera avec The Ecumenical Movement. An Anthology of Key Textes and Voices, édité par Michael Kinnamon et Brian E. Cope, Publications du Conseil Œcuménique des Églises, 150, route de Ferney, 1211 Genève 2, Suisse, 1997. On relira également, d’Oscar Cullmann, L’Unité par la diversité, Le Cerf, Paris, 1986  et La Voie de l’unité chrétienne, Le Cerf, Paris, 1992.

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rique latine dans les années soixante-dix et quatre-vingt, ils protestent contre l’em­­prise protestante sur le CŒE (tous les secrétaires généraux jusqu’à présent, ont été protestants), ils ont menacé de quitter le Conseil dans les années qui ont suivi la chute du rideau de fer (après 1990), lorsque les missions évangélicales (réputées protestantes) se sont abattues sur la Russie et les autres pays que l’Orthodoxie considère comme son patrimoine inaliénable, moment où, d’un autre côté, les orthodoxes réunis à Rome (les uniates) réclamaient la restitution de leurs biens qui avaient été transférés au patriarcat de Moscou par Staline.
En dépit de ces passages délicats, les patriarcats les plus importants sont restés membres du CŒE, mais plusieurs Églises autocéphales ont pris leurs distances par rapport à tout œcuménisme.
La constitution réticulée de l’Orthodoxie,  faite de patriarcats et d’Églises autocéphales, qui reconnaissent un primat d’honneur au patriarche de Cons­tantinople et ont pour autorité suprême un Concile panorthodoxe dont la réunion reste exceptionnelle, s’ac­commoderait peut-être mieux de la diversité protestante que de la vision romaine, centraliste, de l’Église jointe à la conception du pouvoir juridictionnel de l’évêque de Rome.
L’apport des représentants orthodoxes au CŒE est appréciable. D’abord, lorsque le CŒE avait mis la conciliarité à l’ordre du jour (Cyrille Argenti, relayé par Lukas Vischer, section II du rapport de l’Assemblée générale du CŒE de Nairobi, en 1975 et section IV de celui de l’assemblée de Vancouver, en 1983). Les luthériens ont repris l’idée sous le nom de ‘‘diversité réconciliée’’ (assemblée de la Fédération luthérienne Mondiale de Dar Es Salam, 1977). Cet apport se retrouve dans doctrine actuelle de l’œ­cu­ménisme  de communion (pour les orthodoxes, l’ordre canonique comporte la hiérarchie et le peuple chrétien appelé koinônia –communion-, la sobornost russe).
Les dialogues entre l’Orthodoxie et les autres Églises commencent an 1973, à Oxford, avec les anglicans. A la suite d’une série de rencontres, les anglicans acceptent de retirer la formule litigieuse du filioque du texte du symbole de Nicée, sans se prononcer sur le fond du problème (Dublin 1994 et 1995). La première ordination d’une femme à la prêtrise (Bristol 1994) pro­voque un blocage.
 Avec l’Église romaine, les dialogues s’en­­­­gagent en 1976. Ils donnent lieu à un texte, le rapport de Munich (1982), qui relève les convergences (sur l’eucharistie, le lieu de l’Église est l’Église locale, les ministères, l’unité de l’Église est donnée par Dieu), effleure la question du filioque, n’aborde pas les questions de l’organisation hiérarchique, du ministère papal, des dogmes spécifiquement romains.
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Les rencontres avec les luthériens (à partir de 1981), centrées sur la question du salut, gardent un caractère exploratoire. En Allemagne, dès le xix ème siècle, en France en 2013, Réformés et Luthériens s’unissent (Église évangélique allemande, Église protestante unie de France).

2- Les rencontres entre les Églises liées à la Réformation et l’Église catholique ont été menées avec le plus de persévérance par les luthériens et les anglicans. Elles laissent voir :
a/ qu’on a raison de multiplier les dialogues multilatéraux plutôt, par exemple que d’ouvrir un dialogue Vatican-CŒE ;
b/ que l’on ne devrait pas séparer doctrine de l’Église (ecclésiologie) et doctrine du salut (sotériologie), erreur des anglicans dans la première phase de leur dialogue avec les représentants de Rome (ARCIC  I) ;
c/ l’inadéquation des interprétations de la pensée luthérienne par le concile de Trente ;
d/ une prise de conscience que les différences découlent de deux attitudes d’esprit différentes : sapientiale, substantialiste, sacramentelle du cô­té catholique (qui conçoit, par exemple, la grâce comme un habitus, de l’ordre du surnaturel), relationnelle, existentielle, prophétique du côté de la Réformation (qui a, de la grâce, une conception relationnelle, spirituelle au sens de ‘‘effet du Saint Esprit’’);
e/ plus de cohérence interne du côté protestant que du côté catholique où l’on repère l’ex­is­tence de deux courants, l’un, néoscolastique et intégraliste, qui interprète Vatican II dans un sens restrictif, l’au­tre qui met en œuvre les ouvertures du concile. D’où, des avancées suivies de reculs et de remises au pas autoritaires Les anglicans et catholiques qui pensaient être parvenus à un ‘‘accord substantiel’’ dans les années soixante-dix ont été désavoués, la Déclaration commune sur la justification (DCJ dont il sera question plus loin) est peut-être l’une des causes des « questions très nombreuses qui sont parvenues à la Congrégation [pour la doctrine de la foi]» (note 7) et ont motivé la Déclaration Dominus Iesus, émanant de cette Congrégation diffusée un an après (note 8) ;

(7) J’en veux pour indice la confusion que cette Déclaration a pu produire dans  les esprits. Les lettres reçues par la Pénitencerie apostolique du Vatican, que Pierre Bühler publie en Annexe dans Le Protestantisme contre les indulgences. Pour un jubilé de la justification par la foi en l’an 2000, Labor et Fides, Genève, 2000, pp. 135-150, en font foi.
(8) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Le Seigneur Jésus, déclaration ‘‘Dominus Iesus’’ sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus Christ et de l’Église, Centurion/Cerf/Fleurus-Mame, 2000. La citation précédente est tirée de l’Introduction du cardinal Eyt, Président de la Commission doctrinale des évêques de France, p. X. On se référera également à la Lettre aux évêques de l’Église catholique sur certains aspects de l’Église comprise comme communion, texte du cardinal Ratzinger approuvé par le pape Jean-Paul II, daté du 28 mai 1992.


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f/ que les luthériens, les anglicans et les méthodistes sont souvent plus proches des catholiques (avec des différences essentielles) que les réformés ;
g/ que Vatican II a reconnu que les Églises liées à la Réformation ont une signification dans le mystère du salut.
Cette signification est interprétée de manière restrictive, dans ses chapitres IV à VI, par la Déclaration Dominus Iesus, déjà mentionnée. Pour la santé de l’œcu­mé­nisme, qu’il soit admis que les protestants sont des chrétiens à part entière, même s’ils sont différents des catholiques et ne peuvent se ramener à aucune des nombreuses variétés qui constituent le monde du catholicisme.
Les protestants sont un type nouveau de chrétiens (certains diront : des chrétiens atypiques). Le témoignage intérieur du Saint Esprit, qui se lie, de manière propre à lui, au texte biblique, donne, à chaque fois, le sentiment inaugural d’un commencement et ouvre un accès ori­ginaire à la foi. Face à cela, l’autorité d’une tradition conçue comme un continuum sacralisé s’interpose comme un intermédiaire centré sur l’Église et qui s’en­ri­chit constamment de contenus qui sont propres à elle. Moyennant l’autorité spirituelle exclusive de la parole de Dieu, les protestants n’en reçoivent pas moins, dans sa plénitude, le patrimoine millénaire juif et chrétien et développent une culture historique de l’homme protestant qui a, autant que d’autres, enrichi notre humanité ;
h/ que les convergences ne sont pas des consensus  et que les différences n’exis­tent que parce qu’il y a un consensus fondamental de sorte que ces différences peuvent subsister tout en perdant leur caractère séparateur ;
i/ que l’œcuménisme comporte un appel à la conversion des Églises les unes aux autres (Groupe des Dombes) ;
j/ que, pour tous les partenaires, le point névralgique réside, en fin de compte, dans l’interprétation que l’on peut faire de l’ ‘‘instrumentalité de l’Église’’. L’Église possède-t-elle un pouvoir, a-t-elle reçu la licence d’instrumentaliser qui que ce soit, ou est-elle servante ?  A l’heure actuelle, la nature de l’instrumentalité de l’Église est séparatrice entre les Églises.
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Le texte Baptême, Eucharistie, Ministère dit aussi Rapport de Lima que la Commission Foi et Constitution publie le 12 janvier 1982, récapitule les travaux antérieurs du CŒE. La Préface précise qu’il s’agit de convergences et non des consensus, mais le fait qu’il use, par la suite, du terme d’ ’’accord’’, entretient une confusion. L’origine institutionnelle du texte est évidente, il se situe au plan de l’ecclésiologie, sans que la question du salut ait été abordée, ni en préalable, ni conjointement. L’Écriture, maintes fois citée, n’est pas le critère, c’est l’ecclésiologie des premiers siècles, présentée à titre d’exemple, qui, par le fait, sert de référence. Les conséquences de cette hypertrophie ecclésiologique sont particulièrement sensibles dans la section qui concerne le ministère qui revêt, à la limite, un caractère médiateur.

3- Les résultats d’un demi siècle d’œcuménisme vont de la diversité réconciliée (entre catholiques et luthériens) à la communion ecclésiale (entre les Églises en lien avec la Réformation du XVIème siècle).
La diversité réconciliée est l’aboutissement des dialogues luthériens-ca­tholique­, la communion ecclésiale est celle des accords réalisés entre les Églises en lien avec la Réformation (exception faites, jusqu’ici des baptistes). Les dialogues anglican-catholi­que et réformés-catholique, poursuivis depuis plusieurs dizaines d’années marquent le pas actuellement.
La diversité réconciliée ne s’appli­que aujourd'hui qu’à la doctrine du salut (la justification du croyant) alors que la communion ecclésiale concerne aussi l’ecclésiologie (les sacrements et les ministères).
La diversité réconciliée a donné lieu à un consensus différencié : un consensus incluant une différence fondamentale jugée légitime ou consistant en des appropriations particulières d’une affirmation fondamentale commune. En principe, ce n’est pas un com­promis, mais la Déclaration commune sur la justification (note 9) (DCJ) signée solennellement le 31 octobre 1999 à Augsbourg par l’Église catholique et la Fédération luthérienne mondiale contient des concessions qui ne l’en rendent pas indemne.

(9) Église catholique-Fédération luthérienne mondiale, La Doctrine de la justification. Déclaration commune, préface de Mgr Joseph Doré et du professeur Marc Lienhard, Cerf/Bayard-Centurion/Fleurus-Mame/Labor et Fides, 2000 (les pages indiquées ci-après DCJ renvoient à ce document).
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Par exemple, les catholiques acceptent, comme une affirmation qui n’est pas séparatrice, que la justification a lieu de façon ‘‘purement passive’’ (DCJ 4/1, § 21, p. 68, ce que con­damnait le concile de Trente). En contre-partie, les luthériens admettent que la foi justifiante est active par l’a­mour (DCJ, 4/3, § 25, p. 69, ce qui correspond à la foi mise en forme par l’amour -fides caritatis formata-, à laquelle Luther opposait son sola fide -par la foi seule-).
Plus loin, les approches différentes de la formule de Luther ‘‘en même temps juste et pécheur’’ sont  considérées comme compatibles (DCJ §§ 29 et 30, pp. 71 et 72, Annexe, § A, p. 80), l’opposition entre l’ac­croissement surnaturel de la grâce (en dépit des rechutes qui continuent de légitimer le sacrement de pé­ni­tence) et la certitude du salut (qui n’épargne pas au chrétien le com­bat incessant de la foi) est conciliée dans l’affir­ma­tion commune d’une progression dans la grâce (DCJ, 4/7,  § 39, pp. 75-76, Annexe, § D, p.82). Ni le chemin large, ni la porte étroite, mais la voie moyenne.
Enfin, la réconciliation est encore réduite à la portion congrue. Les anathèmes du concile de Trente sont levés, mais pour ceux qui adhéreront à la Déclaration de 1999 (DCJ, Communiqué officiel, §§ 1 et 2, p. 78). Ils ne concernent en rien les générations antérieures ! D’où l’importance de savoir ce qui pourra être fait dans l’avenir, de part et d’autre, de cette Déclaration. Sera-t-elle un facteur d’humilité dans le service de la foi ou servira-t-elle à instrumentaliser l’autre ?
L’apport positif de l’œcuménisme institutionnel réside ici dans le fait que la justification par la foi tend à être reconnue comme un concept structurant de la théologie chrétienne au même titre que la Trinité et la christologie chalcédonienne des deux natures. Il est également sensible dans certaines inflexions repérables de part et d’au­tre : les catholiques re­découvrant la centralité du ‘‘Christ seul’’ et les luthériens s’interro­geant sur la meilleure façon dont pourrait s’exprimer la volonté générale des Églises qui sont, par définition, des Églises locales.
 La communion ecclésiale entre les Églises liées à la Réformation du XVIe siècle fait l’ob­jet d’une série d’accords dont les plus importants sont ceux de Leuenberg, 1973, de Meis­sen 1991, de Vienne et de Porvoo, 1994, de Reuilly 1999. Ils offrent l’exemple d’une communion réalisée dans la transparence et non par la totalisation, et sont parvenus à la définition d’une unité visible (au sens de ‘‘perceptible’’) dans la diversité.
L’expérience œcuménique, faite d’ouvertures réciproques et de corrections mutuelles, est devenue, chemin faisant, une discipline théologique à part entière, tout com­
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me l’at­ten­tion portée aux autres religions a mis à l’ordre du jour, dans la dernière décennie, une ‘‘théologie des religions’’. La théologie œcuménique a mis au point des procédures (privilégier les dialogues bilatéraux, réception et compatibilité des résultats) et des concepts opérationnels (article capital, hiérarchies de vérités, consensus différencié, diversité réconciliée, critère ou concept structurant, caractère de ce qui est séparateur ou non …). Elle s’est dotée d’une doctrine (l’œcu­mé­nisme de communion où le Dieu trinitaire qui est, en lui-même, communion de Personnes fonde la communion entre frères et sœurs chrétiens et entre leurs Églises dans la solidarité avec l’humanité et la création).
Passée la période euphorique des débuts, passé l’hiver œcuménique des années quatre-vingt-dix, elle nourrit aujourd'hui l’espoir que ses ensembles d’accords déboucheront un jour prochain sur un accord d’en­semble scellé par un concile non plus général ou généralissime, mais véritablement œcuménique.
En attendant, une institution com­me le Conseil œcuménique des Églises (dont l’Église orthodoxe reste, en principe, partie prenante et auquel l’Église catholique participe, soit par des observateurs, soit en la personne de collaborateurs individuels) fait fonction de laboratoire et fait figure d’instance préconciliaire.

Un œcuménisme pragmatique
      L’œcuménisme institutionnel est, par son origine même, un œcuménisme de chrétienté. Il est orienté par des Églises historiques qui reflètent un temps où elles animaient directement la civilisation occidentale, l’encadraient de façon sacramentelle et en assuraient, indirectement, la marche. Aujourd'hui, bien des Églises historiques se raccrochent à leurs anciennes prérogatives et de nombreuses difficultés du dialogue œcuménique proviennent de l’attachement à des privilèges anciens.
      Une manière pragmatique de concevoir l’œcuménisme consisterait à prendre la mesure des temps nouveaux, à comprendre la situation entièrement nouvelle qui est faite aux Églises, à repartir ensemble sur la base de ce dénominateur commun qu’est la condition actuelle d’une Église chrétienne. Cette mise au point permettrait d’anticiper ensemble l’avenir de l’Église du Christ ici-bas et de repartir ensemble vers cet à-venir. Elle nous éviterait aussi d’inscrire l’œcuménisme dans le mouvement de retour du refoulé religieux que nous observons ces temps-ci avec la floraisons des ‘‘sectes’’.

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      Un tel œcuménisme pourrait trouver sa charte dans les deux premiers chapitres de l’Épître aux Philippiens. Repartir ensemble tels que nous sommes, au point où, les unes et les autres, les Églises sont parvenues. Posons nos fardeaux, déchargeons-nous de notre excédent de bagage, repartons dans la fidélité qui consiste dans l’écoute commune de la parole de Dieu, adossés à l’histoire sainte biblique et aux siècles de chrétienté, mais renonçant aux idées de contiguïté avec l’âge apostolique, de con­ti­nuation de l’his­toire de sainte, d’Incarnation ininterrompue. Cela est possible sans cesser d’être soi-même, mais demande de renoncer à l’hypertrophie de soi-même qui fait écran. Une conception pragmatique n’a rien à voir avec des préoccupations de stratégie ecclésiale, encore moins ecclésiastique.
      « Cherchez d’abord le royaume de  Dieu et sa justice et tout le reste [y compris l’unité de l’Église] vous sera donné en plus ». Pour répondre à cet appel, il faudra sans doute que le noyau reconnu par toutes les Églises ne soit plus composé par des vérités qui construisent l’Église (vérités qui échappent largement au grand public et n’intéres­sent que les personnes spécifiquement motivées), mais par les paroles et les actions qui, parce qu’elles attendent et hâtent le royaume de  Dieu, structurent l’Église en retour.
    En chrétienté, l’Église comme institution instrumentale, précède, elle est toujours là d’abord, l’œcuménisme institutionnel est l’écho de cette situation. Mais en terre de mission, ce qui est la situation normale de l’Église, l’Église ne précède jamais que comme porte parole. Les temps nouveaux nous disent que la christianisation est révolue, que c’est maintenant le temps de l’évangélisation. Les dialogues œcuméniques en ont posé la base en parvenant au consensus sur l’É­van­gile  comme puissance de Dieu et non plus comme dépôt autour duquel les clergés montent la garde. Le sujet mis à l’ordre du jour des synodes de l’Église Réformée de France en 2000-2001 : La place des sacrements, qui remet en question l’encadrement sacramentel de la vie par l’Église, est un premier pas dans la prise de conscience qui s’impose.
      L’offrande est un acte liturgique. Dans la théologie où le sacrement est conçu comme une manifestation  ecclésiale christique, elle est de l’ordre du sacrement, puisque nous nous y dépouillons avec Christ pour les autres (pour ceux qui se consacrent au ministère, pour les pauvres). Or elle a été ravalée au plan de la quête, du quémandage. Ce qui n’exclut pas qu’une spiritualité de l’Église mendiante s’offre, par ailleurs, à l’ad­mi­ration de ceux qui n’y participent que d’une manière sentimentale. La condition spirituelle de toute Église du Christ est d’être une Église en survie, parce que, avec le Bon Berger (Jn 10), elle donne sa vie pour les autres.
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      C’est dans l’offrande communautaire et ecclésiale de nos corps et de nos biens, sur des objectifs communs, que l’unité des Églises avancera visiblement. Il existe bien des services diaconaux de l’Église, mais l’ambition du programme/projet du CŒE, Jus­ti­ce, Paix, Sauvegarde de la création (JPSC) est d’entraîner toutes les Églises, avec leurs charismes particuliers, dans une action ecclésiale collective à l’échelle planétaire, à la mesure des besoins réels de ses habitants, en fonction de l’avenir de la planète et avec des moyens conformes à l’éthique du royaume de  Dieu.
JPSC est né d’une recommandation faite lors de l’Assemblée du CŒE de Vancouver, en 1983, il s’est élaboré au cours de plusieurs rencontres, à partir de 1987, et a été officiellement lancé en 1990, lors de l’Assemblée de Séoul. Il est toujours en cours (note 10). L’éthique conforme au royaume de  Dieu avait été développée antérieurement dans le texte : Pour une société juste, de participation et vivable (en anglais : JPSS, Boston, 1979).
      Un œcuménisme pragmatique bien compris ne doit en rien contribuer à marginaliser ou nier les enjeux théologiques. L’histoire de la théologie chrétienne montre qu’elle est née du témoignage de l’Église dans le mon­de, comme impact de la  parole de Dieu sur le monde à travers l’é­bran­lement que cette Parole a produite dans les cœurs. Tant qu’il s’agira d’une rencontre entre une parole et le monde, au travers de ce qu’il y a de plus intime et de plus dynamique dans l’être humain, le cœur, il sera question d’une intelligibilité de soi-même et des situations historiques. L’opération du Saint Esprit  se produit par le moyen d’une parole explicite, intelligible ici et maintenant, elle est événement spirituel où, justement, l’esprit a toute sa part.
La théologie chrétienne n’est pas l’adaptation de l’Écriture à une culture donnée ou la modernisation d’un discours, c’est l’esprit humain rendant compte de l’espérance apportée par Jésus Christ ici et maintenant. Ce n’est pas une idéologie (serait-elle bibliciste) qui doit s’ap­pli­­quer au monde pour soumettre les corps et les esprits à une obéissance dans laquelle l’Église se substitue finalement au Christ, c’est la pensée du témoignage chrétien, c'est à dire la pensée d’une praxis visant quelqu'un d’autre que soi-même, d’autre que l’Église.

(10) Voir Carl Friedrich von Weizsâcker, Le Temps presse. Une assemblée mondiale des chrétiens pour la justice, la paix et la préservation de la création, Le Cerf, Paris, 1987 et Justice, paix sauvegarde de la création, réflexions pour vivre, Oberlin, Strasbourg-Paris, 1993. Réforme dans son numéro des 16-22 novembre 2000 publie les ‘‘Onze principes de base’’ de la Commission œcuménique européenne Églises et société qui s’inscrivent dans la ligne de JPSC.
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Visibilité, perceptibilité ou lisibilité ?
      L’Église visible n’est pas seulement ce que nous pensons, lorsqu’à la suite de la Réformation nous opposons Église visible et Église invisible. L’Église visible étant la société chrétienne intramondaine qui porte le nom d’ ‘’Église’’, l’Église invisible étant, au sein de l’humanité passée, présente et à venir, celle que Dieu seul connaît (les Églises traditionnelles parlent plutôt d’une Église du Ciel, triomphante et d’une Église terrestre, militante). Pour un grand nombre de chrétiens orthodoxes ou catholiques de par le monde, le contact avec l’Église visible (sa hiérarchie, ses prêtres, ses cérémonies, ses textes) fait toucher à la réalité divine elle-même.
La conception de l’unité visible adoptée officiellement par les Églises en lien avec la Réformation (y compris les anglicans, en 2001), dans le document de Reuilly, Appelés à témoigner et à servir (1999), comprend la visibilité au sens de la perceptibilité. Les Églises ont pour mission de rendre leur unité perceptible soit au sein même de leurs diversités, soit malgré leurs différences.
Une unité peut, sans doute, être perceptible entre des institutions ecclésiales différentes, mais une unité visible, ici-bas, ne peut être obtenue que dans et par une unité institutionnelle pour laquelle la communion appartient, par essence, à l’invisibilité de l’Église.
A l’heure qu’il est, l’œcuménisme n’est pas lisible. Parce qu’on ne cherche pas à saisir clairement l’esprit des autres. Nous nous rencontrons en faisant comme si nous nous comprenions de part et d’autre de la même façon. Parce qu’on ne reconnaît pas avec une pleine franchise et ce qui nous sépare, ce que nous avons empruntés les uns aux autres et ce que nous attendons les uns des autres. Le brouillage vient de ce que nous posons de signes d’unité en même temps que nous affichons des prétentions unilatérales absolues, de ce que nous parlons à la fois de complémentarité et d’es­prit prophétique.
A la question : ‘‘Qu’est-ce qu’on voit ?’’, je substitue la question : ‘‘Qu’est-ce qu’on lit ?’’. Lorsque nous voyons l’unité, nous lisons la totalisation et la totalité, lorsque nous voyons la fraternité et/ou la sororité, nous lisons l’union et l’unité. En d’autres termes, l’unité visible médie la totalité alors qu’une fraternité/sororité lisible médie l’u­nité. L’unité affichée renvoie à la totalité, la fraternité lisible renvoie à l’unité.
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1- la fraternité/sororité : Alors que l’unité témoigne de la totalité, une fraternité témoigne de l’unité. L’u­ni­té,  renvoyant à la totalité, peut bien renvoyer aussi à la fraternité (puisque celle-ci, avec beaucoup d’autres choses encore, fait partie de la totalité), mais la fraternité, en ce qui la concerne, renvoie à une unité qui la dépasse. Lorsque la fraternité règne au sein d’une fratrie, celle-ci renvoie à une unité qui la transcende : la famille, le clan, la tribu, l’ethnie.
C’est pourquoi, je dirai : l’unité (qu’elle soit visible ou perceptible) médie la totalité et concrétise un mouvement de totalisation alors qu’une fraternité/sororité médie l’unité et constitue la trace d’une médiation. Ces deux voies (totalisation ou médiation) dénotent des choix initiaux décisifs : ou bien le Christ total (le Christ et l’Église appelés à totaliser l’humanité et le cosmos) ou bien Christ seul (seul Seigneur, seul Sauveur). Les tenants du Christ total nous diront qu’ils englobent aussi le Christ seul (qui est une partie du tout, note 11). En réalité le Christ seul est exclusif de toute autre option.
Ces deux positions ont des conséquences ecclésiologiques tout différentes. Dans le cas du Christ total,  l’Église a tendance à s’identifier au Christ, dans le cas du Christ seul, il y a toujours une distance entre le Christ et l’Église (qui découle de la grâce seule par le moyen de la foi seule).
 2- la lisibilité : Une fraternité/sororité est lisible, et lisible par tous. Le témoignage qu’elle rend à l’unité qui la dépasse met au second plan le témoignage qu’elle pourrait se rendre à elle-même. Ce témoignage est explicite, rendant l’unité accessible et intelligible. Ce n’est pas tant la fraternité qui se donne à lire, mais l’unité à laquelle elle renvoie.
La fraternité/sororité joue le même rôle qu’un texte, lequel existe matériellement, mais n’est  pas là pour lui-même, qui est là pour communiquer un sens, une pensée, une réalité. Dans le cas présent, la réalité communiquée est l’unité.  Ce que nous lisons dans la sororité ou la fraternité chrétienne, c’est que nous som­mes enfants de Dieu, sœurs et frères, grâce au seul Jésus Christ. Des fils et des filles adoptifs en Jésus Christ. Ce que nous lisons, c’est le Fils unique du Père par qui nous sommes cohéritiers. Dans un second temps, nous comprenons, sans doute rétroactivement, que le fait que le fait de recevoir un pareil message est l’œuvre de Dieu comme Saint Esprit.

(11) La Déclaration ‘‘Dominus Iesus’’ (cité note 8) pose à la fois le Christ seul (chapitre III, § 15, p. 22) et le Christ total (chapitre IV, § 16 , p. 24, avec des références à Augustin, Grégoire le grand, Thomas d'Aquin).

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Une fraternité lisible s’apparente à une parole visible. Lorsqu’elle fonctionne ainsi, on peut parler d’un sacrement pour le monde.
Le témoignage chrétien porte témoignage à autre que soi. Si, pour cela, il passe par un corps doté d’un pouvoir sacerdotal (visant une totalisation de l’humanité et de son environnement), le média devient le message alors que s’il est communiqué par une réalité lisible, comme toute lecture, il se distancie et se dégage de cette réalité. L’unité cultivée pour elle-même peut devenir une idole comme n’importe quoi d’autre, il n’en va pas de même lorsque l’unité est la transcendance, transcendance vers laquelle nos comportements renvoient de manière explicite.
S’il est vrai que l’unité de l’Église nous est toujours donnée d’avance, avant même que nous mettions l’œcuménisme en branle, c’est que l’unité ne se construit pas directement, mais médiatement, à travers la fraternité. Christophe Colomb n’a pas découvert les Amériques parce qu’il voulait découvrir un nouveau monde, mais alors qu’il cherchait une nouvelle route pour les Indes. L’unité est donnée par-dessus le marché à ceux qui cherchent d’abord le royaume de Dieu et sa justice. Pareille recherche crée cette fraternité/sororité que connaissent tous les artisans de l’œcuménisme au sommet comme à la base, mais qui n’arrive pas encore à être vécue comme la réalité ecclésiale universelle.
      L’œcuménisme  pragmatique, le témoignage rendu en commun, des actions décidées, préparées et exécutées ensemble, mais où chacun peut faire entendre sa parole propre, est le moyen pour créer une sororité (ou une fraternité) lisible. Ici, l’unité est médiée, non à travers l’ins­ti­tu­tion, mais à travers une fraternité (ou une sororité) qui peuvent se lire. L’unité devient perceptible dans et par une sororité (ou une fraternité) vécue. Elle n’est pas manifestée, mais elle est rendue déchiffrable de l’intérieur et lisible pour ceux qui sont à l’extérieur.
      L’existence d’une gamme d’Églises ne justifie pas le pluralisme en soi. Elle offre la chance qu’aucune église ne s’enkyste en elle-même (dans sa légitimité et sa sacramentalité) et constitue la possibilité d’une sororité qui témoigne de l’unité.
      L’unité est donnée de surcroît non pas à ceux qui cherchent dans l’unité visible un raccourci pour le royaume de Dieu, mais à ceux qui cherchent, ici et maintenant, une fraternité (ou une sororité) qui rende témoignage à un autre qu’eux-mêmes. Une sororité (ou une fraternité) qui ne renvoie pas à la personnalité de ses témoins, mais à Celui auquel ils rendent témoignage, vers qui ils tournent leurs regards, leurs pensées, leur volonté et leurs actes.

Jacques Gruber

Juin, Juillet, Août

LA  COURONNE  D’ÉPINES

 

vérité, Églises, sciences, femmes, arts, religions, Auschwitz, théologiens



Les Sciences

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BARRAGE CONTRE LE PACIFIQUE
les sciences

Dans le roman qui porte ce titre, publié en 1950, Marguerite Duras narre la lutte dérisoire de sa mère qui édifie un barrage contre l’océan Pacifique pour protéger  le terrain où est édifiée sa maison, symbole d’une autre lutte perdue d’avance contre ses deux enfants qui, d’année en année, deviennent plus impatients de prendre ce qu’ils considèrent comme leur liberté, mais qui n’est qu’indépendance.
Cette image convient pour décrire les efforts de la théologie chrétienne devant les sciences. Comme l’océan, la science est incoercible et ses effets sont irréversibles, mais est-elle pacifique ? Ses applications peuvent aussi bien servir à augmenter le bien-être des populations, à élever leur niveau de vie, à prolonger la longévité qu’à rendre les guerres plus destructrices et plus radicales.

L’esprit scientifique et les sciences
Les sciences ont contribué à la formation d’un esprit nouveau fait d’observation, de description, de classification, d’analyse, de calcul, de probabilités, de comparaisons et de rapprochements, d’hypothèses, de synthèses et de vérifications expérimentales. Au sens le plus strict, pour la science, il n’y a que des données mesurables susceptibles, en dernier lieu, d’une expression mathématique ; il n’y a, dans les phénomènes, ni causalité ni finalité, aucun signe, si discret serait-il, d’une intention.
L’esprit scientifique naît en Grèce. Au VIème siècle and (ante nullum Dionysii : avant le zéro calculé par Denis Lepetit), Pythagore prouve la sphéricité de la terre, au Vème siècle and, Hippocrate fonde la médecine, aux IIIème-IIème siècles and Ératosthène évalue la longueur de la circonférence terrestre en mesurant un arc de cercle de façon su­périeurement ingénieuse. L’invention des chiffres que nous utilisons, de 1 à 9, avec le zéro, est indienne, mais nous parviendra par l’entremise des arabes (les chiffres arabes).
Arabes, remarquables mathématiciens, qui prennent le relais à partir de notre IXème siècle, en Iran. Astronomie, géographie, médecine, pharmacie, physique, chimie, mathématiques, vont de pair avec la religion, la philosophie, la poésie. Au Xème siècle pnd (post nullum Dionysii : après le zéro calculé par de Denis Lepetit), le Califat de Cordoue est même techniquement plus avancé dans le domaine des science appliquées
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 (agriculture, médecine, astronomie) que le reste de l’Orient. Le coup d’arrêt, au XIIème siècle pnd, n’a pas reçu, aujourd'hui, d’expli­ca­tion pleinement convaincante (note 12). Le renouveau de la Na’da, à la fin de notre XVIIIème siècle, ne suffira pas à combler l’avance prise par le monde occidental qui, tout en demeurant largement une chrétienté, prend de plus en plus ses distances par rapport à la doctrine chrétienne.
Au cours du Moyen âge, on recense un certain nombre d’inventions : en Asie (moulin à vent, peut-être), en Chine (boussole, poudre à canon, xylographie et carac­tères d’impri­me­rie), dans le monde arabe (astrolabe, canon rudimentaire, alcool peut-être), et en chrétienté (feu grégeois, à Byzance, horloge à poids, fonte, mines, écluses, cabestan, brouette, lunettes, cristal, imprimerie typographique en Europe occidentale). L’esprit scientifique, comme tel, ne reparaît qu’au début du XVIIème siècle, en Europe, avec Galilée (1564-1642), consacrant dès lors l’avance et l’avantage de cette partie du monde.
Ce serait une vue incomplète de l’histoire que d’imaginer que l’esprit scien­ti­fi­que serait sorti tout fait d’une renaissance de la mentalité grecque. Longtemps, l’esprit scientifique reste mêlée à de vieux héritages. Giordano Bruno (1548-1600), dont on a fait un martyr de l’esprit scientifique, est disciple de Raymond Lulle (v. 1235-1315), lequel disait avoir reçu du Saint Esprit un art universel, une combinatoire, mais, alors que Lulle tient à rester chrétien, Bruno se tourne vers l’hermétisme. Galilée n’a pas totalement pris ses distance par rapport aux sciences occultes. Newton mêle alchimie et mathématiques. Tycho-Brahé (1546-1601) partage la mystique pytha­go­ri­cienne. Au XIXème siècle encore, le mathématicien Georg Cantor (1845-1918) se voulait avant tout théologien.
Pendant près de trois siècles, l’esprit de la science procédera avec une idée du réel assimilé aux choses matérielles dégagées de toute qualité sensible et avec la certitude non contrôlée de leur rationalité, réhabilitant dans le même mouvement les arts mécaniques par l’invention d’instruments scientifiques. C’est la révolution de la physique mathématique.

(12) Fernand Braudel (Grammaire des civilisations, Flammarion, Paris, 1993, pp. 117-120), persuadé de l’in­­terférence entre géographie et histoire, attribue l’arrêt brutal de la science arabe à la maîtrise de la Méditerranée par les occidentaux à partir de notre XIème siècle.
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Au XVIIème siècle,  Copernic (1473-1548), remet la terre à sa place, qui n’est pas le centre du monde, mais celle d’un satellite du soleil (note 13), avec Ambroise Paré
(v. 1509-1590) la chirurgie moderne fait ses premiers pas. Descartes (1596-1650) fait  progresser l’analyse mathématique, la mise en équations des phénomènes physiques et Pascal (1623-1662) développe la physique expérimentale. Leib­niz (1646-1716), grand inventeur en mathématiques, rêve d’un panmathématisme. Avec la loi de la gravitation universelle, Newton synthétise les découvertes astronomiques (système de Tycho-Brahé, lois de Képler –1571-1630-) et ouvre la voie à une investigation scientifique du cosmos, Neper (1550-1617) invente les logarithmes, Papin (1647-v. 1712) propose la première machine à vapeur à piston.
Jusque là, la majorité des savants se reconnaît comme membre de la chrétienté, (l’entomologue Swammerdam -1637-1680- peut servir d’exemple ici) : mais au cours du XVIIIème siècle, l’ ‘‘hypothèse Dieu’’ est mise en question. Non que Dieu soit nié, mais les savants reconnaissent l’inutilité de recourir à un Créateur pour expliquer les phénomènes qu’ils observent (agnosticisme). Le XIXème siècle, le siècle des Faraday, Schleiden et Schwann (théorie cellulaire), Darwin, Pasteur, Mendel, Claude Bernard, Mendéléev, Strassburger et Fleming (chromosones), Brown-Sequard (hormones), Becquerel, les Curie, est celui de la science athée.
Il s’agit d’un athéisme antireligieux qui est, d’ail­leurs, scientifiquement fécond, com­me l'illustre le cas de Marcellin Berthelot (1827-1907). Il démystifie le principe de la force vitale régnant en chimie organique (le savant, capable d’effectuer des analyses, est hors d’état d’opérer les synthèses de la vie) en synthétisant tour à tour les alcools, les corps gras, les sucres etc… Mais, chaque fois que l’esprit scientifique devient une idéologie de la science (un scientisme), on comprend qu’il outrepasse ses limites.
L’athéisme scientifique fort a toujours ses représentants, mais, au cours du XXème siècle, l’athéisme de beaucoup de savants est devenu un athéisme faible, méthodique, qui relève plus de l’indifférence religieuse que de l’antireligion. ou de l’anti­clé­­ri­ca­lisme. Ce même siècle est l’époque où l’esprit scientifique sera mis en cause, où l’on verra des savants se remettre eux-mêmes en question et où nous ont été donnés quelques remarquables exemples de scientifiques qui ont été des croyants chrétiens  (le physicien Louis Leprince-Ringuet, le naturaliste Théodore Monod)

(13) Les scientifiques arabes, les premiers, proposeront un modèle non géocentrique qui rendra caduc le système de Ptolémée. À la fin des années cinquante, le professeur E.Kennedy et ses étudiants (Université américaine de Beyrouth) ont redécouvert le modèle astronomique d’Ibn al-Chatir de Damas et étudié les travaux de l’École de Maragha (milieu de notre XIVème siècle). On s’aperçut alors que la ressemblance avec le mécanisme utilisé cent cinquante ans plus tard par Copernic « pour éliminer le centre de l’équant et modifier la position de l’orbite terrestre ressemblait aux inventions d’Ibn Chatir et des autres astronomes de Maragha » (Owen Gingerich, ‘‘L’astronomie en Islam’’, Pour la science, avril 1986, p.69)

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En 1900, Max Planck énonce la théorie des quanta. La mécanique quantique (Louis de Broglie, Heisenberg, 1923, 1924) ébranle les certitudes de la science : l’éner­gie s’y propage de façon discontinue, les ondes et les particules sont liées par une relation d’incertitude, lorsqu’on agit sur une particule, cette action se propage même à grande distance, comme par transmission de pensée (c’est ce qu’on appelle la non-séparabilité), les particules n’existent que dans le temps où l’on s’occupe d’elles, seules les bulles laissées sur leur passage permettent de les repérer. Plus question de masse, de corps, de distance. Il y a déchosification de la matière : les constituants des objets ne sont plus des objets.
En 1905, Einstein expose la relativité restreinte (généralisée en 1915). A l’autre extrême de la microphysique quantique, l’astrophysique, à son tour, renverse tout un pan d’évidences : dans l’espace, la géométrie euclidienne n’est plus valable, elle introduit la notion d’espace cour­be et d'une quatrième dimension qui est le temps, elle réintroduit l’observateur lui-même dans ses observations, montrant que cette présence modifie les phénomènes observés. Le chanoine Lemaître a l’idée que l’univers est en expansion (1926), ce dont Hubble ( 1889-1953) apportera la preuve en calculant la force (contraire à celle de la gravitation) qui éloigne les corps célestes les uns des autres.
Dans les années mille neuf cent cinquante, la cybernétique, la théorie de l’in­formation et la systémique bouleverseront plusieurs domaines scientifiques (en premier lieu la biologie). Jusque là deux théories s’affrontaient, celle du mécanisme (tout est résultantes de forces) et celle du vitalisme (se fondant sur un mystérieux élan vital).  Aujourd'hui, le vivant est considéré comme un système en interaction avec d’autres systèmes englobants. La vie est l’ensemble de ces interactions, elle s’exprime avec les notions de relation, d’échange, de feed-back, de probabilité, d’information.
Désormais, l’univers et tout ce qu’il contient n’est plus considéré comme stable et éternel, mais résultant d’une évolution qui se poursuit  toujours, il n’est plus appréhendé comme devant être un tout harmonieux, mais comme un dynamisme diversifié.
La majorité des savants se rallie aujourd'hui à ce que l’on appelle le modèle standard de l’univers qui pose un point de départ de l’expansion avec le Big-bang,  il y a de cela douze à quinze milliards d’années.
Une minorité (dont Fred Hoyle, Chandra Wickramasingh) soutient cependant que l’univers est stationnaire. Les expansionnistes se séparent sur la question de savoir
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si nous pourrons résumer l’univers en une seule équation (Einstein, « Dieu ne joue pas aux dés », idée partagée par Stephen Hawking) ou s’il nous faut accepter son incomplétude intrinsèque (Niels Bohr, 1885-1962 : « Cessez de dire à Dieu ce qu’il doit faire », idée partagée par Trinh Xuan Thuan). Eddington (1882-1944) pensait obtenir l’unité de la macro- et de la microphysique en s’appuyant sur l’existence de grandeurs numériques communes aux deux domaines. A l’heure qu’il est, sur les cinq grandes synthèses des forces de l’u­ni­vers trois ont pu être unifiées. La théorie des cordes (qui dénombre jusqu’à sept dimensions dans l’univers) pense parvenir à unifier théoriquement l’univers.
En ce qui concerne l’origine du monde, la naissance de la vie, l’apparition de l’être humain (la cosmogenèse, la biogenèse, l’anthropogenèse), la démarche des savants consiste à partir de ce qui existe actuellement pour remonter les filières dans l’idée que ce qui existe, c’est ce qui devait arriver. L’apparition d’un être conscient de lui-même, capable de comprendre l’univers, l’être humain, ne peut s’expliquer rétrospectivement, pour des consciences connaissantes, que comme impliqué dès le départ. Ce qui amène un certain nombre de scien­­­tifiques à se rallier au ‘‘principe cosmologique anthropique’’. 
Cette thèse a été formulée par R.H. Dicke, en 1961 et B Carter, en 1974.  Pour Dicke, la quasi égalité entre la constante de Planck (qui concerne la gravitation) et la constante de Hubble (qui concerne la force antagonique de l’expan­sion) caractérise un univers habité par des observateurs. Carter en fait un postulat qu’il formule sous une forme forte et sous une forme faible.
Forme forte : la présence d’ob­ser­vateurs dans l’u­ni­vers impose des conditions non seulement sur leur position temporelle, mais aussi sur les propriétés de l’ensemble de l’univers. Forme faible : la présence d’observateurs dans l’univers impose des contraintes sur la position temporelle de ces derniers.
Le modèle d’u­nivers que nous connaissons est un modèle où il faut qu’une vie consciente con­nais­sante existe. Dans sa forme faible, le principe cosmologique anthro­pi­que n’est pas proprement finaliste, mais il l’est dans sa forme forte.
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D’autres savants (John Barrow, Franck Tipler) l’interprètent dans ce sens : l’uni­vers sort de l’indé­ter­mi­nisme du fait de l’é­mer­gence de l’être humain (note 14). Le principe cosmologique anthropique, qui fait de l’évolution une histoire cohérente, est un trait d’union entre sciences exactes et disciplines culturelles. Il s’agit, on l’a compris, d’hy­po­thèses révisables, mais qui veulent reprendre en compte tous les aspects et pas seulement le côté mécaniste des choses. Le même clivage entre savants re­paraît ici, entre ceux qui cherchent à penser leur science et ceux qui considèrent qu’on assiste a un retour au stade pré­scientifique.
Devant les énigmes persistantes de l’univers et de la vie, une ligne de fracture comparable sépare aujourd'hui les scientifiques matérialistes (ou ‘‘matiéristes’’, comme dit François Dagognet) de ceux que j’appellerai non-engagés.
D’une part, les astrophysiciens qui sont amenés à faire l’hypothèse de l’ex­istence d’uni­vers parallèles, d’autre part, les astrophysiciens qui se disent conduits à l’hy­pothèse d’un principe trans­cendant sur lequel ils ne se prononcent pas (mais les univers parallèles ne sont-ils pas tout aussi métaphysiques que le principe trans­cendant ?).
Pour les mathématiciens, il n’y a pas de hasard, il n’y a que des probabilités. Le déterminisme absolu n’est plus de mise dès lors que la notion de chaleur introduit la dispersion, le désordre, dans la physique. La statistique permet de conjuguer hasard et nécessité, ce que Jacques Monod (1910-1976) conceptualise, dans le cadre d’une philosophie de la biologie, en ramenant les phénomènes du vivant à ces deux facteurs. René Thom, théoricien des catastrophes, exclut tout hasard.
 Mais, sans aléa, peut-il y avoir évolution ? Albert Jacquard se rallie au principe probabiliste, mais, faisant état de la complexité infinie du réel et de notre incapacité à l’embrasser, estime que, dans la pratique, il n’est pas faux de raisonner comme s’il y avait un hasard.
Parmi les physiciens, nous trouvons ceux qui considèrent le réel comme coïncidant avec les données de l’ex­pé­rience ou ceux qui, avec Bernard d’Es­pa­gnat, estiment que l’univers réel est transcendant à l’expérience.
Le réel véritable n’est pas le réel empirique, mais un réel métempirique : l’atome n’est ni une illusion ni un objet, une partie de ses propriétés dépend de nous, le réel ne se sépare pas de ce qui est observé et de l’observateur. Alors que Martin Heidegger

(14) Voir Jean-Michel Maldamé, Christ et le cosmos, Desclée, Paris, 1992, pp. 91-105.

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(1889-1976) posait que « la science ne pense pas », parce qu’elle oublie l’être et ne connaît que l’étant (l’ontique), Bernard d’Espagnat admet que la conception du réel constitue précisément un appel à l’Être, à ce qui est avant la séparation sujet/objet. Au sein du monde de la séparabilité sujet/objet, il peut subsister quelque chose de notre lien à l’Être et notre esprit pourrait refléter certaines de ses structures.
Dans la macrophysique, l’irréversibilité des phénomènes physiques était un acquis définitif jusqu’à ce que Ilya Prigogine démontre leur réversibilité en mettant en évidence l’impact créatif des phénomènes aléatoires (fin des années soixante-dix).
En paléontologie humaine, on rencontre une divergence du même ordre. Les chercheurs les plus nombreux, les néodarwiniens, qui construisent l’arbre généalogique de l’être humain en se fondant sur la génétique envisagent des ruptures (mutations, erreurs de copies heureuses), ceux qui se basent sur l’étude de la morphologie (l’évolution embryonnaire, la position du bassin, la configuration de la base du crâne), minoritaires, décrivent une continuité et accusent les premiers d’un créationnisme à réitérations.
Les sciences cognitives connaissent semblable opposition entre les savants pour qui il n’y a pas de différence entre le cerveau et la pensée, pour qui le mental est réductible au biologique, lui-même réductible à la physique, et ceux qui estiment que le fondement de l’être humain est d’une autre réalité, sui generis. Il est possible de montrer expérimentalement que les processus neuronaux et l’activité de la conscience sont distincts (même s’ils sont en corrélation). L’électroencéphalogramme peut être presque plat alors que se déroule une activité mentale intense de l’ordre de la méditation (expérience de B. Libet). Rien de ce qui se passe au niveau neuronal ne permet de prévoir ce qui va se produire dans la conscience.
La personnalité des savants entre plus en jeu qu’on ne le pense lorsqu’on est plongé dans leurs démonstrations ou leurs calculs. L’imagination, qui peut être cause de tous les déraillements, est cependant indispensable pour avoir le soupçon de la vérité. La remarque a été faite que ceux qui ont le plus fertilisé la science ne sont pas les gens de profil académique (apollinien), mais des personnalités qui ont, du moins au départ, un abord dionysiaque de douteurs et de contestataires (Mach, Einstein, Heisenberg), ou encore des femmes refusant la condition que la société masculine leur impose (Marie Curie), mettant à profit leur différence pour frayer des voies inédites (Anne Dambri­court-Malassé). Ce sont souvent les outsiders qui font avancer les sciences, les arts et la philosophie.
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Sans recourir aux archétypes jungiens, on peut légitimement penser que les découvertes scientifiques (tout comme les créations artistiques) plongent leurs racines dans un humus où se retrouvent des déterminations remontant à l’enfance. En ce qui concerne la thèse d’un univers stationnaire, il est vraisemblable que les options prises par Fred Hoyle et Chandra Wickramasingh s’expliquent, en tout dernier ressort, par des raisons culturelles : le non-conformisme anglo-saxon pour le premier, la culture hindoue pour laquelle l’univers est éternel, pour le second.

Les sciences peuvent-elle se contenir par elles-mêmes ? 
Dire que les sciences échappent à l’ambiguïté de toute activité humaine serait faux, mais rien ne semble pouvoir les arrêter. Il faudrait qu’elles se maîtrisent elles-mêmes. Ce qui est préoccupant, c’est que, dans une large mesure, elles ne font pas face à leurs responsabilités lorsqu’elles ne fondent pas les présupposés de leurs théories de la connaissance et qu’elles ne répondent pas aux questions éthiques qu’elles posent.
L’un des problèmes éthiques que rencontre le monde scientifique est la fraude. Il arrive que des savants trichent. Soit qu’ils falsifient leurs  expériences, soit qu’ils sollicitent leurs résultats pour les rendre plus conformes à la théorie qu’ils défendent.
D’autres part, de par leur formation, les savants ne paraissent pas aptes à mesurer les retombées économiques, sociales et politiques de leurs découvertes et des inventions qui en découlent . Jacquard, l’inventeur de la machine à tisser (1801) a payé cher son invention. La bombe atomique d’Hiroshima-Nagasaki (6 et 9 août 1945) a fait l’effet d’une commotion parmi les savants. Rappelons-nous la crise de conscience par laquelle est passé Robert Oppenheimer.
L’automobile met les progrès scientifiques et technologiques à la portée de tous, mais c’est l’industrie automobile qui, la première, a créé le travail à la chaîne, puis l’au­to­ma­tion, et qui, aujourd'hui, plus que jamais, nous soumet à la loi du pétrole, qui rend méconnaissables nos paysages urbains et campagnards par la construction de routes et d’autoroutes. L’ordinateur est en passe de transformer la mentalité des prochaines générations sans qu’à l’heure qu’il est, nous puissions vraiment comprendre dans quel sens.
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Les mêmes sciences peuvent élever le niveau de vie, allonger sa durée et programmer, puis exécuter, des hécatombes inhumaines. C’est aujourd'hui que nous
rencontrons les enfants victimes de la thalidomide. Les valeurs technologiques ont tiré les Bourses vers les sommets jusqu’au printemps 2000, elles entretiennent  aujourd'hui un krach rampant.
L’esprit scientifique ne garantit pas le bon usage de son savoir et de son pouvoir par l’être humain. Il y a un revers de la science : les applications guerrières, l’impact sur les sociétés émergentes, l’aggravation du fossé nord-sud. La civilisation occidentale fait corps avec la science et la technique, qu’elle en ait souffert et qu’elle en souffre aujourd'hui encore plus qu’on ne s’imagine, on peut penser que cela la regarde, mais les autres continents découvrent une science toute faite qui débarque chez eux et bouleverse leurs équilibres traditionnels. La recherche est liée au PIB, ce qui a pour conséquence des zones où elle est nulle, des zones de rattrapage à marches forcées, des zones de copiage et une fuite des cerveaux des pays émergents vers les pays développés.
Les effets nuisibles des sciences sont, le plus souvent, rapportés à l’excès de spécialisation qui a pour conséquences un morcellement des savoirs, un compartimen­tage des disciplines et les rivalités que cela engendre. L’interdisciplinarité, présentée comme le remède, ne fait pas réellement tomber les cloisons.
Curieusement, les sciences paraissent échapper à une dimension essentielle de la modernité : le soupçon. Les scientifiques sont-ils contrôlés ? Et, quand critique il y a, ne reste-t-elle pas superficielle ? Trouble-t-elle le confort intellectuel des savants, atteint-elle l’autorité des mandarins qui règnent sur telle ou telle discipline ?
Interroger la science sur sa signification, lui rendre sa mémoire, la confronter aux effets qu’elle produit,  se demander, par exemple, si le savoir-faire des ouvriers d’autrefois n’était pas plus universel que le savoir technico-scientifique d’aujourd'hui, si la science est un modèle du progrès et de la démocratie.
Les sciences doivent se hausser à la critique des manières de penser qu’elles mettent en œuvre. Qu’est-ce qui préside à leurs choix ? A quoi tiennent leurs assertions ? Peuvent-elles administrer la démonstration de leurs propres convictions ? Les sciences sont, bien plus qu’on ne croit, tributaires d’anciennes mentalités. Elles peuvent atteindre un haut degré d’élaboration tout utilisant un fond conceptuel ancien. Elles s’avèrent souvent sans prise sur les mentalités, inefficaces contre les idéologies
S’il existe quelques grandes firmes américaines pour financer des recherches, dans la plupart des cas, les financements sont publics, mettant les chercheurs dans la dé­pendance directe de l’État. Déjà Archimède (au IIIème siècle and) aurait mis sa science
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au service de Syracuse en mettant le feu aux navires de la flotte romaine à l’aide de miroirs concentrant sur leurs objectifs la chaleur des rayons solaires.
Le IIIe Reich a profité des scientifiques (allemands ou non) qui soutenaient des thèses racistes. Les mêmes savants qui ont mis au point les fusées du programme spatial américain avaient travaillé aux V1 et V2 hitlériens qui se construisaient dans l’enfer de Dora. Lyssenko avait recours à des falsifications pour aligner la biologie végétale sur les thèses du matérialisme dialectique.
J’ai déjà fait allusion aux bombes atomiques lâchées sur le Japon en 1945, Bertrand Russell disait : Equations do not make bombs, mais que pèsent les réflexions d’un savant, si éminent soit-il, face aux urgences politico-militaires ? On peut risquer gros dans les États totalitaires et le repli sur le zen s’observe même chez les savants.
Edgar Morin (note 15) constate un manque de culture humaniste chez les chercheurs. La plupart du temps, il leur suffit de réunir la connaissance, la compétence et le savoir-faire. Des bases de données, des statistiques ne peuvent remplacer la réflexion.
Afin de remédier à cet état de fait, il propose de lever la barrière qui sépare le cos­mo­biologique de l’an­thro­posocial, les sciences de la nature des disciplines qui ont pour objet l’être humain (anthropologie, psychologie, histoire, sciences politiques, droit, économie).
Alain Touraine, plus récemment (note 16), considère que les sciences sociales (sociologie, histoire, politique) ne sont ni des sciences de la nature, ni des sciences de l’esprit comme les mathématiques et la philosophie. Pourtant, par la suite, il parle d’une coexistence entre sciences de la nature et sciences de l’être humain, d’une part, connaissance et pensée du sujet d’autre part.
Personnellement, je parlerai de disciplines qui ont pour objet l’être humain (ou disciplines anthroposociales) parce que les tenants des sciences de la nature contestent que l’on donne le nom de science à de telles disciplines. Ce qui semble justifier cette exclusion est le fait qu’en dehors d’une théologie, il est difficile de donner une définition de l’être humain, mais aussi que les disciplines qui ont pour objet l’être humain sont à la fois juges et parties et, surtout, ne sont pas expérimentales.

(15) Edgar Morin, ‘‘Pour la science’’, quatre articles, Le Monde des 5, 6, 7, 8 janvier 1982.
(16) Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar, La Recherche de soi. Dialogue sur le Sujet, Fayard, Paris, 2000, pp. 270-273, 287
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Les sciences de la nature peuvent produire à leur volonté les phénomènes qu’elles étudient (à l’exclusion, toutefois du cosmos) alors que les disciplines qui ont l’être humain pour objet ne le peuvent pas. Elles n’ont d’autre champ d’expérience que l’histoire (d’où l’importance de celle-ci dans ces disciplines) qui permet d’établir des faits, de tirer des conclusions.
Conclusions toujours approximatives cependant, étant donné qu’il n’existe aucun fait historique pur.
Faire appel aux disciplines anthroposociales comme remède ne signifie pas que ces dernières sont indemnes de tout mal. Les concepts d’être humain, d’individu, de société souffrent d’être dilacérées entre divers points de vue qu’aucun savoir ne réunifie de sorte que l’on peut en venir à douter que l’être humain existe. Leur intérêt pro­vient de ce qu’elles se pensent elles-mêmes.
Des penseurs tels que Ludwig Wittgenstein (dans sa seconde période, 1936-1949), Thomas S. Kühn, Karl Popper, Imre Lakatos, Paul Feyerabend nous ont rendu attentifs aux infrastructures inexplicitées de l’esprit scien­tifique.
Ils ont remis en question des acquis qui paraissaient hors de doute : qu’est-ce qui est évident ?, qu’appelle-t-on observation ?, quelle est la portée de la théorie de la science qui évolue en intégrant ses réfutations successives ? Les principes présidant aux disjonctions /objet, nature/culture ne sont toujours pas perçus par la science classique qui, pourtant, se fonde dessus.
Le progrès scientifique produit en nombre égal des bienfaits et des faits nuisibles. Pourquoi ? Parce qu’elle ne contrôle pas sa propre structure de pensée. « Le retour réflexif du sujet scientifique sur lui-même est scientifiquement impossible, parce que la méthode scientifique s’est fondée sur la disjonction du sujet et de l’objet et que le sujet a été renvoyé à la philosophie et à la morale ».
Pire, l’esprit scientifique croit que la connaissance scientifique est le reflet du réel. La connaissance scientifique n’est pas le reflet des lois de la nature, elles reflète des conditions bioanthropologiques (le cerveau) et culturelles (toute théorie scientifique reflète la culture où elle est née).
Les sciences doivent s’interroger sur leurs structurations idéologiques. Nous manquons d’une science de la science, d’une noologie. La science est une aventure ouverte qui doit se donner les moyens de s’interroger sur elle-même. Dans les manipulations génétiques, la procréation médicalement assistée, les savants ont-ils eu
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une éthique ? La pilule contraceptive, la pilule du lendemain permettent à beaucoup de jeunes femmes de vivre une sexualité libérée, de nombreuses femmes voient leur existence affranchie de maternités non souhaitées. Mais il ne suffit pas de prendre la pilule pour devenir plus mature, on constate plutôt l’inverse. 
Dans cette remise en question, tous les pays ne sont pas au même point : les anglo-saxons pratiquent la contestation alors que les Français paraissent toujours s’en tenir à l’idée d’un progrès scientifique continu. Les pays où les savants ont adhéré au marxisme ont pris du retard en la matière..
Le fait que nous nous trouvions en présence de plusieurs mondes (microphysique, macrophysique, social, religieux, culturel) n’est pas rédhibitoire, la question est de savoir s’ils sont compatibles. S’ils le sont, on peut les faire entrer dans des relations générales et ils constituent, ensemble, le monde réel.
D’autre part, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse et ne plus voir que les mauvais côtés de la science. La machine industrielle a, certes, eu pour effet de robotiser des hommes et des femmes, mais la machine à usage domestique permet d’avoir du temps pour soi, pour se détendre, lire, se cultiver, penser.
Pour Edgar Morin, un changement d’esprit scientifique (de paradigme) est en marche. L’ancienne conception pour laquelle la réalité n’appartient pas aux totalités, mais aux éléments, pas aux qualités, mais aux mesures, pas aux êtres et existants, mais aux énoncés formalisables et mathématisables, est en train de passer.
La méthode scientifique opérant par analyse du donné et disjonction entre observé et observateur puis par une série de réductions (trouver un dénominateur commun) destinées à remembrer ce qui peut l’être, est battue en brèche. Ce qui était positif jusqu’à présent (chercher les éléments de base du réel) est devenu inadapté dès lors que l’on a rencontré la complexité du cosmos et de la microphysique. L’auto-organisation vivante que nous rencontrons aujourd'hui est totalement différente du mécanisme et des machines.
Cette auto-organisation du vivant exige de s’interroger sur l’organisation elle-même, ce que font le structuralisme, la cybernétique, la systémique. L’observateur se trouve réintégré dans ses observations, du moins dans la microphysique, la théorie de l’information, la théorie des systèmes. En somme, le scientifique est appelé à prendre en compte  sa propre position (ce que les exégètes bibliques appellent le Sitz im Leben).
Ainsi de l’ethnologue : Qui suis-je pour juger d’une autre civilisation ? Le principe de complexité s’oppose au principe précédent de disjonction-réduction. 
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C’est un retour à la position de Pascal, mise en œuvre de manière exemplaire par Alexandre de Humboldt (1769-1859) dans son investigation de l’Amérique tropicale : aller du tout aux parties et des parties au tout. Aujourd'hui, nous ne pouvons plus nous passer de relier sciences de la nature et disciplines qui concernent l’être humain. La science ne peut prétendre prendre en compte la complexité du réel si elle ne réfléchit pas sur elle-même, ne se met pas elle-même en question. Mise en question qui ne signifie pas l’oubli des règles éprouvées de l’esprit scientifique qui sont : respect des données, obéissance à un critère de cohérence, renoncement à toute idéologie issue de la science, acceptation d’un débat idéologique permanent.
La menace la plus grave vient de la sociobiologie. Les techniques d’ingénierie mo­lé­culaire, qui permettent de modifier les complexes de gènes, rendent possible la mise en place de nouveaux types de rapports sociaux. A l’inverse de ce qui est préconisé par Edgar Morin, ce sont les disciplines concernant l’être humain qui pourraient tomber dans la dépendance directe d’une biologie scientifique, mais sans conscience.
Pour Edward Wilson (note 17), professeur de zoologie à l’université de Harvard et promoteur de la sociobiologie, les comportements sociaux humains sont étroitement liés à la biologie.
Les membres de son école ont voulu mettre en évidence les bases génétiques de l’instinct maternel, de la criminalité, de l’altruisme, de l’ho­mo­sexualité. Ils ont cherché si les comportements spécifiquement humains avaient des an­té­cédents dans la génétique des animaux ou des insectes.
On peut craindre des dérives, dans le sens de l’eu­génisme (améliorer les êtres humains) qui flirte avec les thèses raciales.
À l’opposé, le neurobiologiste Jean-Didier Vincent estime que le clonage et la parthénogenèse, parce qu’ils se passent de la disparité des sexes, créent une nouvelle espèce (note 18).

(17) Edward Wilson, L’Humaine nature, essai de sociobiologie, Stock, Paris, 1979.
(18) Jacques Arnould et Jean-Didier Vincent, La Dispute du vivant,  Desclée de Brouwer, Paris, 2000, p. 140.

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Les disciplines qui ont l’être humain pour objet permettent de contenir les sciences, mais la réciproque (le cosmobiologique qui commande l’anthroposocial), si
elle est possible, a le résultat inverse. Sans nier les interactions du corps et de l’esprit, il est préférable de donner à la sociologie une base sociale (rapports de classes), relationnelle et symbolique (structurale), culturelle (dynamisme d’un mouvement créatif non uniforme).
Les travaux de l’anthropologue Françoise Héritier, élève de Claude Lévi-Strauss, qui a orienté sa recherche vers les bases physiques de l’organisation de l’es­prit humain et des sociétés, occupent une position originale, celle d’un va-et-vient entre le corps et l’esprit.
Il existe bien une déontologie scientifique, peut-être la science produit-elle une éthique de la probité, elle est porteuse d’espoirs mais aussi de craintes, elle ne semble véhiculer aucune sagesse. Au bout de quatre cents ans, est-il encore possible de parler de maladie infantile de la science ? Le mot de ménopause irait mieux.

Le témoignage chrétien ne consiste pas à faire barrage
Ce ne sont ni les sciences ni les disciplines anthroposociales comme telles que rencontre la foi chrétienne, mais, d’une part, l’esprit scientifique et, d’autre part, ses applications et ses résultats. Parmi ces applications des sciences, on peut citer: l’infor­ma­tique, la génétique, la contraception, l’ex­plo­ration de l’espace, les armements, la médecine nucléaire par exemple. A titre de résultats des disicplines anthroposociales, on peut citer principalement : les droits de l’Homme, la démocratie, le libéralisme économique, la mondialisation et leurs nombreux sous-produits.
A partir du XVIIème siècle, les découvertes et les applications scientifiques connaissent une progression exponentielle en Europe occidentale. Dans les années 1901-1976, dans tous les domaines, les découvertes et les inventions se multiplient, la terre devient une planète méconnaissable. La rapidité des transformations a de quoi mettre hors d’haleine les coureurs les mieux entraînés. Il a suffi de quelque années, les années soixante, pour que, sans crier gare, le capitalisme classique se mue en mondialisation.
Ces applications et ces résultats sont la lame de fond de l’océan des sciences mis en mouvement par l’es­prit scientifique. La révolution technologique est le résultat de la rencontre entre ordinateur et télévision, d’une part, physique et biologie, d’autre part, sciences de la nature et théorie de l’information, en troisième lieu. Nous ne sommes pas confrontés aux sciences et aux disciplines anthroposociales elles-mêmes, mais à leur
tenant (l’esprit scientifique) et à leurs aboutissants (les applications et les résultats). Applications et résultats qui sont amplifiés par la vulgarisation, l’information, la publicité, les œuvres de fiction, les effets spéciaux.
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Qui plus est, nous ne rencontrons que rarement ces applications et ces résultats eux-mêmes. Seuls les techniciens des sciences et les professionnels des disciplines anthroposociales rencontrent ces applications et ces résultats comme tels. Au niveau des usagers, dont nous sommes le plus couramment, et qui forment le tissu des relations sociales, la connaissance des applications et des résultats ne sont ni exigibles, ni exigées.
L’es­prit scientifique peut rester l’apanage des chercheurs, des techniciens et des professionnels tandis que les utilisateurs conservent, sans problème, une mentalité fruste, magique même, et que les savants, techniciens et professionnels mènent l’exis­tence séparée de spécialistes. A leur corps défendant, mais objectivement, les sciences ont partie liée avec un commerce mercantile qui profite de leurs applications sans se préoccuper de savoir si, à travers celles-ci, il ne favorise pas une régression des mentalités diamétralement opposée à tout esprit scientifique.
Le visiteur du Futuroscope de Poitiers n’a pas besoin de savoir le premier mot des techniques utilisées, on n’exige de lui aucun niveau mathématique pour profiter pleinement des attractions du parc. Internet, les portables, les jeux électroniques, donnent l’im­pression de posséder un pouvoir magique. Jamais cet épithète n’a eu autant la vogue qu’autour de l’an deux mille. Le fossé entre les spécialistes (qui sont capables de concevoir et de produire l’univers virtuel) et les utilisateurs (tentés de vivre dans le virtuel) ne cesse de se creuser.
La théologie chrétienne n’a pas à intervenir dans les sciences ni dans les disciplines anthroposociales,  pour les orienter ou les inspirer. C’est en ce sens, me semble-t-il, que doit être comprise la position de Karl Barth (et de Rudolf Bultmann) : la théologie n’a rien à voir avec les sciences de la nature. Elle n’a pas vocation à faire office d’un englobement spirituel universel à qui reviendrait de dire le dernier mot sur toute chose. Elle n’a pas non plus à utiliser les résultats des sciences ou des disciplines anthroposociales pour créer une théologie parascientifique, voire une nouvelle gnose, ou à des fins apologétiques. Elle ne doit pas non plus les ignorer et il est même indispensable qu’elle sache se positionner par rapport à elles. Ce qui ne veut pas dire qu’elle prenne parti pour une école ou une autre, qu’elle mette à profit les in­certitudes,
les échecs, le caractère provisoire ou les  limitations des sciences ou des disciplines anthroposociales, pour se présenter en médiatrice ou occuper les vides qu’elles laissent.
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Elle devrait plutôt savoir entendre les critiques touchant la mentalité supranaturaliste de ses sources et le caractère mythique de la foi qu’elle professe. Elle devrait écouter les arguments de ceux qui lui refusent le titre de science tout autant que de discipline anthroposociale. Elle devrait relever les défis implicites ou explicites qui lui sont adressés lorsqu’on constate que les sciences et les disciplines anthroposociales ont plus changé le monde en quelque centaines d’années que toutes les religions au cours de plusieurs millénaires, qu’elles ont apporté des libérations plus décisives que le salut chrétien annoncé.
Si la théologie reconnaît que la Création est un postulat de la foi, la science doit reconnaître de son côté que la conscience unifiée en est aussi un. Les biologistes recourent à cette explication chaque fois que, lors d’un effet mental ou physique, telles zones cervicales entrent en relation, tels neurones sont activés, plutôt que d’autres.
Disons, à ce propos, que le christianisme a une très haute idée du salut. Il se fon­de sur l’assurance d’un pardon gratuit historiquement réalisé en Jésus Christ, et consiste dans ce que l’on peut appeler une tension eschatologique (une espérance vécue sous la for­me d’une attente active). Les libérations de tous ordres que nous pouvons obtenir par nous-mêmes et dont nous pouvons jouir ici-bas, en les faisant partager au maximum, sont ce que l’apôtre Paul appelle les ‘‘arrhes’’ (mais non les ‘‘acomptes’’) de l’Esprit (II Co 1/22, 5/5). Le salut fait fond sur l’espoir humain universel d’une vie et d’une vie meilleure, d’une plénitude de vie, après la mort. Il est possible que cette aspiration revête des formes différentes chez les femmes (qui conçoivent la vie et mettent des enfants au monde) et chez les hommes (qui peuvent n’être que des géniteurs).
Espoir qui, dans le christianisme, devrait moins apparaître comme la sanction d’une vie terrestre pieuse que comme la transfiguration de cette vie dans et par le pardon auquel on a cru en dépit des chutes et des rechutes. Pareille attente n’est pas une aberration, c’est une aspiration qui fait corps avec la condition de l’être humain qui, par la foi, c'est à dire par le Saint Esprit, se sait sujet devant Dieu et qui garde, malgré les aléas de l’existence, la conscience qui le tient à distance de l’animalité qu’il trouve aussi en lui, c'est à dire l’esprit.
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Toute la question est de savoir si c’est le refoulement de ce désir qui nous pousse à croire que Jésus est ressuscité (puisque tout le monde ne peut espérer donner son nom
à une station de métro) ou si c’est cette Résurrection, intériorisée en nous par l’Esprit comme une actualité, qui crée, dès à présent, une communion avec Celui que les textes pauliniens présentent comme « Pre­mier-né d’une multitude de frères » (Rm 8/29), « Pre­mier-né de toute créature » (Col 1/15), « Premier né d’entre les morts » (Col 1/18, mais également Ap 15/5).
En un sens, dresser un barrage contre les applications des sciences va contre l’ordre de la création lui-même. Dans la mesure où nous interprétons  Genèse 1/28 : « Dieu les bénit et Dieu leur dit : ‘‘Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre » au sens d’une responsabilité de la création remise à l’être humain. Sans substituer à cette gérance l’idée que Dieu nous aurait remis le soin de parachever son œuvre. Notre attention étant plutôt appelée sur le risque de nous idolâtrer nous-mêmes (comme espèce, ethnie, ou Église) si bien qu’au lieu d’être les gérants de l’œu­vre divine, nous nous imaginons avoir droit de vie ou de mort sur les créatures.
Intervenir, à titre d’Église, contre les débordements dont les applications de la science pourraient être responsables, contrôler l’usage qui en est fait, n’est pas indispensable. Nous avons vu, dans la section précédente, qu’en mettant en œuvre les disciplines anthroposociales, l’être humain est capable de prendre conscience des effets pervers des sciences (comme la chosification produite par une objectivité extra-forte) et n’a pas besoin de Dieu pour y remédier. Les techniciens sont tenus d’observer des protocoles, les professionnels ont une déontologie, il y a une Déclaration universelle des droits de l’Homme, les automobilistes sont tenus d’observer le code la route.
La bioéthique est devenue une affaire d’État qui a eu pour effet, chez nous, la création du Comité national d’éthique (dont les diverses religions sont d’ailleurs parties prenantes), un organisme qui répond à cette nécessité d’exercer un contrôle éthique sur les applications des sciences de la nature. D’autres instances internationales (organismes dépendants de l’ONU) ou nationales (observatoires, associations, syndicats) exercent une vigilance sur les déviances ou les dérives économiques, politiques et sociales. A la suite d’un certain nombre de catastrophes comme Tchernobyl (26 avril 1986) ou le tunnel du Mont Blanc (24 mars 1999), l’éthique n’est plus seulement exigée des individus et des entreprises, mais, plus en amont, des institutions scientifiques et technologiques.
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Le christianisme, en tant que religion, non seulement utilise les dis­ci­plines anthroposociales, mais il en relève. Il n’échappe donc pas à la mentalité de ces disciplines qui relève de méthodes objectives, mais aussi du système de production-consommation qui a pour base l’objet et l’objet devenu marchandise, ce qui a pour conséquence de ramener les catégories religieuses à des ‘‘faits religieux’’ et des ‘‘biens de salut’’.
La théologie chrétienne proprement dite, celle que nous qualifions de ‘‘systématique’’, et qui se trouve directement liée à la prédication (la­quelle est la raison d’être de l’Église), appartient à un ordre différent, à l’instar des textes bibliques dont elle relève en première ligne, elle est du ressort du témoignage. Elle n’est pas directement compatible avec le monde des sciences et des cultures, mais sa vocation est de faire prendre conscience des raisons de cette incompatibilité et elle doit avoir le courage du scandale de nommer Dieu.
Des liens historiques lient ce témoignage à la culture occidentale qui est, dans une large mesure, redevable au témoignage judéo-chrétien du fait qu’elle l’a largement sécularisé.
Le double mouvement de désacralisation et de respect de la nature, la conception linéaire du temps néanmoins rythmé ou cadencé par des cycles, périodisé en séquences qui s’engendrent les unes des autres dans une progression continue, le danger de la chosification et de l’auto-idolâtrie,  l’anthropologie biblique pour laquelle l’être humain ne peut être l’origine de lui-même, l’instance de l’esprit jointe au corps et à l’âme renvoyant à la discontinuité fondamentale de l’être humain dans l’univers, caractérisant son émergence en tant que tel, l’insistance sur la justice, l’amour du semblable qui en fait un prochain, l’attente active d’un monde nouveau où régneront la justice et la vie, tout cela ne sont pas des données inscrites dans la nature de l’univers ni dans une nature humaine, ce sont des témoignages qui, à l’origine, se sont imposés parce qu’ils exprimaient la volonté salvatrice de Dieu.
Ce témoignage s’est répandu dans toute l’aire occidentale christianisée, sous deux formes, l’une valable l’autre non, comme éthique de salut et comme connaissance révélée. Elles ont fini par paraître si naturelles qu’elles ont été revendiquées comme bien propre de l’être humain.
Cette contre épreuve montre que la révélation judéo-chrétienne a servi, à son corps défendant, de matrice aux sciences cosmobiologiques et aux disciplines
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anthropo­sociales, même s’il a fallu qu’elles se dégagent, le moment venu, de l’emprise autoritaire de l’Église qui en était venue à substituer son autorité à celle de Dieu. Même s’il a fallu qu’elles excluent totalement Dieu de leur horizon.
Il n’en reste pas moins que la tradition judéo-chrétienne continue d’avoir un rôle à jouer en la matière, mais à titre de témoin. Il n’est écrit nulle part que les intuitions que le monde athée ou indifférent d’aujourd'hui a trouvé dans son berceau se main­tiennent par inertie et que le monde issu des applications scientifiques et des résultats des disciplines anthroposociales ne leur tourne pas le dos, laissant le champ libre à des résurgences culturelles archaïques.
Nous pourrions montrer, dans la Bible, l’existence d’une opposition entre, d’un côté, un con­fusionnisme du divin et de la nature qui représente le pôle païen et, d’un autre côté, la disjonction entre Sujet et sujet (catégoriquement marquée entre Dieu et l’être humain) et celle (de bien moindre force) qui existe entre l’être humain, le monde animal et encore celle (un peu plus sensible) avec le monde des choses, disjonction qui correspond au pôle de la révélation.
Dans l’option matérialiste physicaliste, l’éthique n’a plus rien à faire : nous som­mes convenablement ou mal programmés, c’est tout. Après que la vie ait été mécanisée, elle est virtualisée aujourd'hui. L’être humain ne sait même pas que son malaise actuel provient d’une double sollicitation : celle de la force vitale qui le pousse à chercher l’ex­pression libre de ses instincts et celle de l’abstraction grandissante des concepts qui expliquent ses instincts. Dans la recherche de la précision et de l’économie, les mesures deviennent de plus en plus techniques et abstraites (liées au fibres optiques, aux lasers, aux semi-conducteurs, à de nouveaux capteurs) le mètre n’est plus la barre de platine conservée au pavillon de Breteuil qui représente la cent-millionième partie du quart du méridien terrestre (méridien qui subit d’ailleurs des déformations) c’est une longueur d’onde.
La lame de fond des applications des sciences est incoercible et elle est bienvenue parce qu’elle apporte toujours avec elle quelque avantage et quelque gratification qui rend la vie plus facile ou plus agréable, qui procure une indépendance et des possibilités nouvelles. Le sucre de la pilule ne laisse pas soupçonner qu’il peut enrober une amande amère. 
Nous avons recouru aux molécules de CFC (Chloro-Fluoro-Carbone), parce que, au vu de leur stabilité dans notre atmosphère, elles permettait toutes sortes d’usages do­
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mes­tiques (réfrigérateurs, bombes aérosols).  Mais, une fois parvenues dans la couche d’ozone, après leur dégagement dans l’atmosphère, libérant leur atome de chlore, ces molécules deviennent réactives, elles soutirent un atome d’oxygène aux molécules d’ozone et trouent la couche d’ozone, protectrice de notre planète, nous exposant au rayonnement solaire direct, provoquant un accroissement des cancers de la peau et modifiant progressivement le climat de la terre.
Le recul donné par la foi chrétienne doit nous permettre, dans ce cas, de discerner aussi les potentialités dangereuses que véhiculent les innovations. Les Églises auront toujours une diaconie à exercer auprès des victimes ou des laissés-pour-com­pte du développement, même si, sur ce terrain, aussi, elles sont aujourd'hui concurrencées par les ONGs.
Des comités d’éthique peuvent contenir les applications des sciences, un front commun des religions peut en retarder les effets, des lobbys peuvent  exercer des pressions politiques, des groupes d’action, des ligues peuvent s’opposer par des coups de force, rien n’arrêtera la marche en avant irréversible des sciences parce qu’elles mettent en œuvre un esprit, des méthodes, des moyens fondés sur la rationalité, qui, si elle n’ex­pli­que pas l’irrationalité subsistante, peut toujours comprendre le pourquoi de cette irrationalité.
La vocation chrétienne nous appelle à autre chose que des contre-feux ou des combats d’arrière-garde. Faire barrage est un comportement défensif, un combat perdu d’avance. C’est la réaction d’Églises de chrétienté qui confondent évangéliser et christianiser. En réalité, le monde a, autant que par le passé, besoin du témoignage judéo-chrétien en paroles et en actes, mais il faut que ce témoignage se connaisse lui-même comme tel afin d’être reconnu au dehors pour ce qu’il est.
 Les Églises ont le ministère de la diaconie. Mais ce ministère doit-il se borner à soigner les symptômes et les séquelles ? Ne doit-il pas, afin d’être à la hauteur, soigner le mal ? C’est pourquoi la diaconie dont nous avons le plus pressant besoin, que nous soyons chercheurs, inventeurs, techniciens, professionnels ou simples utilisateurs, est une véritable prédication en paroles et en actes, non de croyances, de rites ou d’in­terdits, mais de la parole de Dieu (cette Parole qui nous coupe la parole), de sorte que, paraphrasant Ambroise Paré, nous pourrions dire : « C’est nous qui libérons, mais c’est Dieu qui sauve ».
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Accueillir le sens et le sujet : une éthique du respect impliquant la retenue et la réciprocité :  la véritable annonce de la parole de Dieu biblique en paroles et en actes peut-elle aujourd'hui nous permettre de retrouver le sens  et le sujet (en nous et hors de nous) ? Constitue-t-elle une diaconie du sens et du sujet que notre modernité tardive, notre surmodernité ou ultramodernité sont en passe de perdre ? Est-elle le fondement du respect dont il a été question, à maintes reprises, précédemment ?
Nous avons supprimé l’hypothèse Dieu, inutile dans les sciences et aberrante dans les disciplines anthroposociales (voir les problèmes que cela pose, dans  le Léviathan de Hobbes, 1655, par exemple). Nous nous trouvons tiraillés entre une morale internationale, héritière d’une jurisprudence fondée sur la notion de dignité humaine, qui milite pour un sujet de droit (droits de l’homme), alors que toute une intelligenstsia annonce la fin du sujet philosophique et que le mouvement scien­ti­fique (secondant ici les polices) traite l’être humain au niveau de ses gènes. Pour la foi même, depuis Pascal, qui opposait le Dieu vivant, « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » au Dieu des philosophes et après Kant, tout concept métaphysique de Dieu est devenu insatisfaisant.
Certains scientifiques ont récemment admis le principe anthropique, mais le sens et le sujet nous échappent toujours. A la limite, nous reconnaissons l’existence d’un sens et d’un sujet dans l’esprit du temps (dans le fait d’être les enfants de notre époque avant même de l’être de nos parents) ou dans l’inter­sub­jec­ti­vi­té, mais le sens premier et dernier et le sujet individuel personnel (appelé par son nom) d’où peuvent découler tous les autres sens semblent perdus. Nos sociétés évoluées connaissent des réactions individuelles d’agressivité, sortes de retour irrationnel du refoulé, qui  sembleraient indiquer que cette déperdition est vécue comme un carence. Contre la mort de Dieu et la mort de l’homme, il ne suffit pas d’affirmer l’alternative de la ‘‘subjectivation’’ (note 19), encore faudrait-il dire pourquoi il y a subjectivation et pourquoi pas.
La conscience et sa fonction dépendent des molécules, on peut faire remonter leurs conditions d’existence dès l’ap­pa­rition de la membrane, mais pourquoi y a-t-il conscience et pas autre chose, ou  rien ? Pourquoi du vivant et pas que de l’inerte, pourquoi de la conscience, du désir, de l’amour, et pas seulement de l’instinct, ou rien ?   Pourquoi le sens monothéiste de la transcendance et pas que de la religion archaïque, de
la superstition, ou rien ? Le sens biblique de la transcendance présuppose une mutation épistémologique au moins égale à celle qui marque le surgissement de la conscience.

(19) Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar, La Recherche de soi. Dialogue sur le Sujet, cité  note 38.

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Le sens dernier (dont dépend le sujet) nous échappe, parce c’est ce sens qui nous comprend et non l’inverse. Si ce sens nous était donné, nous pourrions comprendre les ensembles et les parties dans le cadre d’un Tout au lieu que nous nous enfonçons dans une analyse indéfinie d’un être-là de plus en plus parcellisé qui est, au mieux, réuni dans une banque mondialisée de données.
Edmund Husserl (1859-1938) avait eu l’idée de mettre toutes les apparences successivement entre parenthèses afin d’arriver à la chose elle-même, afin de mettre en évidence les structures transcendantales de la conscience et, pensait-il (du moins au départ) de parvenir aux essences.
Une théologie, conséquente avec l’idée qu’en aucune mesure nous ne posons Dieu, mais que c’est lui qui nous pose dans et par sa Parole, ne met pas Dieu entre parenthèses, mais admet, au contraire, que c’est Lui qui nous met entre parenthèses avec tout le créé. Ce qui suggère ceci :
1/ d’une part : Dieu, conçu comme transcendance, au sens le plus strict du terme (Celui dont nous ne saurions prononcer le Nom), tel que le véhicule la révélation biblique, est, non pas le Tout (ou l’Englobant), mais le ‘‘Hors-Tout’’. Il ne se concentre pas sur lui-même (le Cimçoum) laissant libre un espace-temps pour une création qui, en son sommet humain, possédera une autonomie contractuelle. A l’inverse, il n’intervient pas (du moins à la manière dont nous imaginons toute interventionnisme) dans ce qu’il a créé, mais en plaçant entre parenthèses tout ce qui existe, a existé et existera (une parenthèse dynamique, entre Élohim et Adonaï -mais aussi entre silence parole, absence et présence de Dieu-), conférant ainsi à tout existant la qualité de créature (l’être ou la
chose même); alors que, d’autre part:  2/ l’In­car­na­tion met Dieu au centre de l’histoire et la Résurrection, qui se situe à l’échelle de cosmique à l’é­gal d’un acte créateur, témoignent que Dieu ne se désintéresse en rien de la Création, mais y intervient par Jésus Christ et en lui (rétablissant, en particulier, l’image de Dieu).
Ce qui a pour conséquences : 1/  que tout être, tout existant, tout événement, qui durent, puis passent, ont le statut d’apparences (des apparences réelles, ordonnées et structurées, nullement des illusions) parce qu’ils ne sont posés tels qu’en eux-mêmes, c'est à dire dans la gloire (pour reprendre le langage biblique), qu’extérieurement, mais : 2/ que l’être humain, dès lors qu’il se sait intérieurement en Jésus Christ, connu de Dieu
par son nom et dans sa dignité de créature appelée à la gloire, revêt un sens et devient source de sens (signification et orientation) pour le monde et son histoire. 
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 La Parole, qui était à l’origine de tout, qui était tournée vers Dieu, qui était Dieu, a été faite être humain et, venant dans le monde, illumine désormais tout être humain (Jn 1/1-2, 9). L’expérience montre cependant qu’elle n’est pas affaire d’experts et  qu’elle n’a rien à dire aux esprits forts.
Toute parole est une interface qui tranche dans la réalité humaine, la parole de Dieu est cette épée dont le fil, du côté de Dieu, s’appelle grâce et, du côté humain, la foi. Lorsque cette interface s’opacifie, notre être est divisé (dia-bolisé), mais, tant qu’elle reste transparente, la parole s’évanouit aussitôt que prononcée, seul le sens dont elle était porteuse persiste dans l’intériorité de celui qui l’a entendue, il structure cette intériorité et transforme la figure de son univers. Une fois que nous avons perçu le sens dont la parole était porteuse, il s’établit une relation de sujet à sujet et, par la médiation autonome de ce sujet, le monde et son cours se trouvent modifiés.
Avec la parole biblique, nous sommes sur un plan différent des sciences et des disciplines anthroposociales où c’est toujours nous qui posons les problèmes et apportons (ou en tirons) les solutions. Nous accédons au plan d’une intelligibilité thétique qui nous pose et nous comprend (au sens fort : nous aime) avec autrui et les choses,  par qui les choses, autrui et nous-mêmes sommes posés, compris et aimés sans être pour autant approuvés dans ce que nous sommes (dans notre Dasein, notre être-là, notre facticité). Le Hors-Tout est aussi hors tout concept. Avènement thétique qui ne nous pose cependant jamais comme objets, mais, puisqu’il s’agit d’une illumination, toujours et toujours plus comme sujets : l’image de Dieu médiée par Jésus Christ est de l’ordre du sub-jectum, non de la sub-stantia. Le respect prend sa source ici.
Une théologie de la Parole, qu’il n’est possible d’évoquer dans ces pages que dans son principe (parce que cela exigerait, entre autres, de préciser la triple polarité Bible, Écriture, parole de Dieu), concerne une parole dont, par définition, le sens s’ef­fec­tue, individuellement et collectivement. « Ce joyeux message [des lys des champs et
des oiseaux du ciel, dans l’Évangile selon Matthieu, 6/24-34] accomplit lui-même ce qu’il dit que Dieu fait » (note 20).
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Il l’accomplit en faisant de nous des sujets (et non des instruments) dans le cadre éthique d’un témoignage de gratitude. Ce témoignage s’inscrit dans notre histoire, dans notre environnement et dans l’histoire tout court, mais  d’une manière entièrement différente de toute autre action. Elle n’objective plus rien ni personne, mais confère un sens aux choses et aux événements et fait des autres, à leur tour, des sujets et jamais plus des objets.
Seule une parole peut être source de sens, jamais un objet n’y parviendra. L’il­lu­sion est de penser qu’en faisant son objet de l’Écriture, l’herméneutique nous livrera la Parole, qu’en faisant son objet du langage, la linguistique nous conduira à la source du sens, qu’en faisant notre objet des comportements, des mœurs et des lois nous déboucherons sur l’éthique. En réalité, nous ne procédons qu’à des vivisections et ne faisons que répéter la fable de la poule aux œufs d’or.
Le sens entre dans l’histoire de manière relative et passagère, mais, dès lors que nous lui reconnaissons la qualité de nous poser comme sujets et non comme objets, au lieu d’avoir été posé par nous, il possède une valeur en soi qui ne disparaîtra jamais.
A côté des sciences et des disciplines anthroposociales, entièrement différente, mais pouvant  s’articuler avec elles, il y a la théologie de la Parole qui témoigne du don du sens qui est à l’origine de l’émergence des sujets et du respect.
Le respect n’est pas non critique, il implique à la fois un certain recul et une accès en intériorité.
Dans le cas de la théologie envisagée ici, il ne s’agit pas d’une attitude distante, mais d’un travail sur soi-même hautement humanisant qui diminue la dépendance à l’égard des assistances psychologiques ou des dépendances religieuses. Travail qui amène à se voir soi-même, avec les autres, ainsi que tout être, chose ou événement, à la fois tenus à distance  par la sainteté de Dieu et intimement rapprochés dans son amour. Il s’agit de retenue et de réciprocité. Le respect ainsi compris ne verse dans aucune sorte de culte, de vénération, ou de dévotion, il n’est ni scrupule ni sacralisation, il ne s’ap­pa­­rente pas au masochisme. Même si de telles dérives sont réelles.

(20) Sören Kierkegaard, ‘‘Ce que nous apprennent les lys des champs et les oiseaux du ciel’’, Discours édifiants, 1847, Œuvres complètes, éditions de l’Orante, tome XIII, pp. 153-175, L’éternité dans le temps, Les Bergers et les MagesParis, 2000, pp. 43-64.
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Le respect, comme retenue et réciprocité, est recueillement en soi-même, attention aux autres, ob­­servation des êtres, des choses des événements, empathie, il apprécie les psychologies et juge des situations. Avec lui commence l’œuvre de l’Es­prit et du Saint Esprit. Dans le cadre d’une diaconie du sens et du sujet, il est écoute de soi et de l’au­tre, ensemble à l’écoute de ce que, au travers du témoignage biblique, l’Esprit dit aujourd'hui à l’Église et au monde. C’est tout autre chose qu’une lecture, puisqu’il s’agit de l’ac­cueil de cette opération du Saint Esprit, imprévisible et qui peut paraître arbitraire. Accueillir le sens et le sujet c’est accueillir la grâce. Mais, accueillir, c’est aussi nommer, accompagner, venir en aide, être transformé et transformer, sans arrière pensée d’appro­priation, de récupération, de manipulation ni de profit personnel.
Ainsi, le respect comporte-t-il à la fois une attitude de retenue et des comportements de réciprocité. De la retenue devant la Parole, à laquelle nous refusons de faire dire tout et n’im­porte quoi (comme la déontologie du traducteur l’exige), découle la retenue devant les êtres, les choses, les événements.
La retenue, qui découle de l’écoute de la Parole, s’apparente à l’as­cè­se. Non à une ascèse volontariste, où l’on s’impose de fuir le monde, de nier le corps, mais à une ascèse conjoncturelle, événementielle, dans le monde, aimant le monde non selon ce dernier, mais dans l’Esprit. Elle se distingue du refoulement en ce qu’elle ne vise pas à se cacher la pulsion qui l’anime. Elle prend du recul par rapport à une pulsion identifiée. Ainsi, dans la thérapie des toxicomanes, on éduque les sujets à marquer un temps d’arrêt au moment où l’appétition se manifeste, afin d’en prendre conscience. Cela peut suffire pour dételer de l’envie. On apprend aussi aux épileptiques à discerner les signes prémonitoires d’une crise. Si cela n’empêche pas cette dernière de survenir, cela permet au moins de prendre les dispositions (intérieures et extérieures) immédiates qui permettront de la vivre mieux. La retenue n’est pas, à proprement parler, un deuil, elle est plus proche de la réflexion interrogative (de quoi s’agit-il ?) et dépend du simple sang-froid. Comme démarche, elle relève de l’objectivité, cette forme que prend la subjectivité lorsqu’elle se démarque du subjectivisme. Bien éloignée de l’objectivation ou la réification qui, elles, découlent du subjectivisme. A tous égards, la retenue est structurante pour le sujet. Je dirai même que se dominer, prendre de l’em­pire sur soi, se gouverner soi-même peuvent nous donner une idée de la souveraineté de Dieu.
  Mais la retenue ne peut survivre que si elle rencontre la réciprocité. Elle possède en elle-même la force de susciter la réciprocité, mais cela n’a rien
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d’automatique. C’est pourquoi, l’éthique du respect a de la peine à être vécue par l’individu singulier au sein de la lutte pour la vie, il faut encore que chacun puisse se ressourcer et se recréer dans une communauté où la moralité soit façonnée  par la retenue et la réciprocité. La vie associative, sous ses multiples formes, les communautés religieuses ou spirituelles proposent de tels milieux. Dans le monde scientifique, la réciprocité peut se réaliser dans l’interdisciplinarité, ou, du moins, par une ouverture aux autres disciplines.
Dans l’éthique du respect, telle qu’elle a été présentée ici, la retenue permet, en chaque circonstance, de prendre la mesure des risques de la liberté et, par le renfort de la réciprocité, d’être une éthique de la liberté pleinement responsable. Ce n’est qu’au cas où il n’y aurait plus aucune réciprocité que la retenue devrait se transformer en protestation et en résistance. Esprit de résistance  qui se fonde sur la résistance de l’Esprit.
Dans le cadre chrétien, pareille attitude de pensée et pareilles conduites ne reconnaissent que des faits (les effets du Saint Esprit à l’œuvre, arrhes du royaume de Dieu) à l’exclusion de tout donné (des résultats d’ordre surnaturel, vus comme acomptes du royaume de  Dieu). Dans cette optique, la théologie chrétienne ne traite jamais de données (data), mais rencontre uniquement (à commencer par le Hors-Tout lui-même) des dons (dona). Elle ne saurait donc prétendre au statut de science ni même de discipline anthroposociale.
À moins que les théologiens dont il est ici question s’en tiennent toujours, strictement, au rôle de témoins. Le sens et le sujet peuvent être créés par l’imagination, mais restent alors du domaine de l’utopie et de la fiction. Ils ne se tirent pas du donné et ne se synthétisent pas à partir d’éléments décomposés. En revanche, ils  peuvent être accueil­lis (nous retrouvons ici la retenue) dans le respect de ce qui est donné gratuitement et, par la suite, être construits ou reconstruits sur la base de cette expérience (c’est là que joue la réciprocité) dans la perspective d’un parachèvement qui est vécu, ici et maintenant, sur le mode de l’espérance.
Notre théologie ne saurait prétendre quitter le terrain du témoignage et d’un témoignage qui réponde au moins à quatre exigences : être apte à supporter l’épreuve de la discrimination entre le phénomène apparent et le phénomène réel, posséder une cohérence interne, prouver sa faculté à faire naître et croître une intersubjectivité propre
à enrichir l’environnement culturel et présenter une assise communautaire historique sociologiquement significative. 
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Entre les mythes, les légendes, les croyances, les rites, les obligations et les interdits qui veulent conférer un sens a priori et les sciences qui ne reconnaissent aucune intention, ne discernent aucun signe (pas plus qu’elles n’ont trouvé de trace du génie dans le cerveau de Gauss) et ne produisent aucun sens, il y a place pour un témoignage qui est la mise en œuvre du processus d’une parole devenue La Parole, processus recréateur, jamais réifiant ou asservissant, mais pas non plus déifiant.
L’extériorité tendancielle des sciences bouscule les existences en laissant le cœur indifférent et peut être utilisée pour le dressage. Le subjectivisme tendanciel des religions table sur l’émotion et flirte avec le confusionnisme. La culture lit tous les sens et accueille tout l’humain, elle concerne les styles, les manières d’êtres, l’art de vivre, les modes ou la sagesse, mais elle véhicule aussi une idolâtrie tendancielle de l’Homme.
La théologie qui se sait posée par une Parole ne manque pas d’une certaine scientificité. N’étant jamais posante (thétique), mais posée dans et par une relation personnelle établie par une Parole intelligible et explicite qui ne tire son autorité que d’elle-même, elle peut assigner leurs places à l’extériorité comme au subjectivisme, elle peut changer les cœurs comme les esprits et, par là, les mentalités, les comportements, les structures, être signifiante au plan de la société et jouer son rôle dans l’his­toire.


Jacques Gruber




Septembre 2013

LA  COURONNE  D’ÉPINES

 

vérité, Églises, sciences, femmes, arts, religions, Auschwitz, théologiens


Les femmes

QUE FAITES-VOUS DE MA PAROLE ?
les femmes

Les femmes sont une épine de la couronne qui ceint la tête d’une Église qui se trouve essentiellement être une institution masculine (non indemne de sexisme antiféminin, voire de machisme). Le féminin du mot « Église » ne relevant que des lois étymologiques qui président aux langues indoeuropéennes, et plus particulièrement romanes, lois insondables en dernière analyse.
Les femmes posent leur question avec acuité à la conscience masculine en général et spécialement à la conscience chrétienne. Comment reconnaître sa pleine autorité à une Bible qui est paternaliste et sexiste ? Devons-nous en prendre et en laisser, selon les circonstances ? Nous aurions déjà pu nous poser une semblable question à propos de l’anti­sé­mitisme chrétien, elle concerne tout aussi bien les théologies de la libération dont la théologie féminine est un cas particulier.
Parler de la femme et des femmes à l’intérieur de l’Alliance en Jésus, implique de changer de paradigme : passer de « sous la Loi » à « sous la grâce » (Rm 6,14) : du Dieu–Divinité au Dieu-Parole ; du règne du Père (la Loi) aux relations entre sœurs et frères en Christ (médiation du Christ qui a pris notre condition) ; du peuple de l’Al­liance à l’Alliance du royaume de Dieu.
Avant d’être la femme dans l’Église, elle est la femme dans l’Alliance de Jésus ou dans l’Alliance du Royaume. Au lieu de dire, d’emblée, que Dieu est femme, demandons-nous comment, femme ou homme, les paroles qui ont le pouvoir de devenir la Parole, nous parlent de tous deux ensemble et de chacun en particulier.

Un exemple :
Nous pouvons essayer de préciser une démarche possible à partir d’un exemple. Que voulait dire Jérémie lorsqu’il s’écriait : « Un Noir peut-il changer de peau, une panthère de pelage, Et vous, les habitués du mal, pourriez-vous faire le bien ? » (Jé 13/23) ?
Le mot traduit par ‘‘Noir’’ est ‘‘Kouchite’’, c'est à dire Nubien (Égyptien du sud). La traduction de Segond : par « un Éthiopien » renvoie à l’appellation classique, dans l’Antiquité, des gens du Pays de Kouch (Nubie). Au cours de l’his­toire, la Nubie a été plus souvent dominée que dominante et les fresques, comme la statuaire égyptienne,
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nous ont conservé des images d’esclaves Nubiens à la peau d’un noir resplendissant. La panthère peut être noire ou tachetée. La panthère noire étant une panthère tachetée –ou léopard- qui possède un excès de mélanine. D’un point de vue zoologique, le pelage de la panthère peut donc varier, mais, effectivement, pas « changer ». Ici, la traduction de Segond serait plus exacte : « Un léopard peut-il changer ses taches ?», pour moi, je traduirais : « peut-il changer sa robe ?».
Le texte peut être daté du règne de Jéhojakim, peu après que les Assyriens ont défait son allié le pharaon Néco à Karkémich (en -605). Alliance, par ailleurs, jugée sévèrement par le prophète. 
Le verset s’insère dans un contexte (vv. 20-25) où Jérémie accuse les habitants de Jérusalem et leur roi de s’être détournés de leur premier amour : celui du Seigneur. L’infidélité leur colle à la peau. Nous avons là un exemple de catastrophe nationale présentée comme le châtiment du Seigneur pour la mauvaise conduite du peuple élu. Cette explication a été  réfutée par Job, puis par Jésus (dans l’épisode de l’aveugle né de Jean 9). Il est odieux de l’appliquer à la Choah.
Comment cette parole a-t-elle pu servir, en un temps, de justification biblique pour l’apartheid en République d’Afrique du sud ? (note 21). Cela s’explique par un jeu d’inter­textualité biblique de nature fondamentaliste, doublé d’une fausse correspondance entre les contextualités historiques, au service d’une prétendue supériorité des Blancs sur les Noirs.
Il suffisait de se rallier à la tradition non bibli­que qui fait de Sem l’ancêtre des sémites, de Cham l’ancêtre des Noirs et de Japhet l’an­cêtre des aryens pour que la malédiction de Canaan (fils de Cham), dans  Genèse 9/24-27, justifie le développement séparé, base d’un racisme au quotidien. Le texte de Genèse 9,  constitue déjà une opération, intrabiblique, du même ordre puisque l’on voit bien qu’il sert à justifier rétrospectivement la conquête de Canaan par Israël. 

(21) En octobre 1974, le Synode général de l’Église Réformée (Gereformeerde) a rendu public un texte intitulé Les relations humaines à la lumière des Écritures  (P.O. Box 433, Pretoria 0001) dans lequel l’ap­proche fondamentaliste décrite ci-après était dépassée, mais qui continue de soutenir la nécessité d’un développement séparé, condamne les mariages entre Noirs et Blancs et soutient la politique des Homelands (réserves africaines). On peut lui opposer le documents Kaïros (fin septembre 1985) où s’exprime la voix des chrétiens d’Afrique du sud anti-apartheid et la Déclaration de Harare émanant du Conseil œcuménique des Églises (6 décembre 1985) qui leur apporte son soutien. La fin de l’apartheid date de 1990.


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Dans la logique perverse de cette pseudo-exégèse, le rapprochement entre Genèse 9 et Jérémie 13 permet de légitimer une politique raciste : les Noirs ne pourront jamais changer, ils sont moralement inférieurs et, de ce fait, voués à la marginalisation.
Une lecture non tendancieuse exclut tout rapprochement entre la parole de Jérémie 13/23 et Genèse 9/24-27. Les contextes bibliques sont déjà différents et s’il y a séparation profonde, c’est entre les contextes bibliques et celui du XXème siècle. Le message de Jérémie nous appelle à réviser notre conduite tant politique que morale et religieuse, il nous appelle a être cohérents avec la foi que nous confessons.
A partir de là, concernant nos sœurs les femmes, nous devons nous poser les questions suivantes : a/ la situation que le contexte de l’ultramodernité fait à la Bible, b/ le sens et la portée exacts des textes bibliques, c/ ce qui a pu être fait de ces textes, et pourquoi, et d/ ce qui en est des femmes et des hommes en présence de la parole de Dieu.

Quelle est la situation psychologique et morale de la  Bible dans le contexte de l’ultra­mo­der­ni­té ?

« C’est une femme libérée
et ce n’est pas si facile »
Michel Sardou, années 1980

Alors que les cultes et les cultures de ses voisins font ouvertement leur part au corps humain et au sexe, qui peuvent devenir objets de poésie, d’exaltation par les arts plastiques, de mystères, et, surtout, d’une sacralisation, la Bible jette dessus le manteau de Noé (Ge 9/20-27). C’est le départ de la culture dite judéo-chrétienne. Laquelle ne doit pas être réduite au point d’exaspération et de puribonderie qu’elle a atteint avec le christianisme embourgeoisé du XIXe siècle. La Bible donne leur place à toutes choses et admet le chant d’amour du Cantique des cantiques.
Les mentions de Genèse 3/1et 7: « Tous deux, étaient nus, l’homme et le femme, sans se faire mutuellement honte » et « Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent, et ils surent qu’ils étaient nus » font état d’un sentiment de pudeur, mais le mot employé dans le texte hébreu (HreYRoMiM) renvoie plus encore au fait de se sentir à découvert, vulnérable, exposé (abandonné). Dans ces premières pages de la Bible, la pudeur accompagne un sentiment plus profond qui est celui de la précarité. La rupture avec le
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Créateur laisse la femme et l’hom­me nus, c'est à dire face à eux-mêmes, l’un en face de l’autre, seuls et ensemble, démunis, face à une nature étrangère, épineuse et pénible, peut-être même inhospitalière, voire hostile. Adultes, sans doute, mais encore immatures.
La sexualité est le côté par lequel la condition humaine dans son ensemble est, symboliquement, appréhendée. En elle et par elle le désir s’exprime, le plaisir atteint des instants de plénitude, elle est le creuset de la procréation et de la créativité humaine. On peut donc voir en elle l’élément primordial de la condition humaine. C’est pourquoi, elle ne doit pas tomber dans la misère, mais porte en elle une exigence de maturité.
Je verrais volontiers dans Adam et Ève exclus d’Eden le type de ces adultes non matures, sans tradition spirituelle authentique, sans culture humaniste, à qui il arrive de confondre indiscipline et liberté, apôtres de la socialisation qui s’affranchissent des obli­ga­tions sociales, incivils, fragiles et cultivant la superficialité. Ils peuplent nos sociétés avancées, avec leurs superstitions, leur électronique magique, leurs faux-dieux et leurs idées fausses sur Dieu. On ne les aime pas moins tels qu’ils sont (sinon qu’il s’a­gis­se de retardés affectifs ou de psychose perverse), sachant que, la plupart du temps, c’est à leur corps défendant qu’ils ont été jusqu’à présent privés de la parole de Dieu.
Avec le retour à la précarité anthropologique sexuelle, nos sociétés développées font retour à l’originel, à l’antédiluvien. Le tabou de l’inceste (et sa sacralisation) ne renvoie pas à l’origine, il est attaché à l’humanité d’après le déluge.
Dans l’humanité postdiluvienne (noachique), la descendance (donc la procréation), commandée par Genèse 1/28, est bénie (pensons à la loi du lévirat, De 25/5-10, Ruth 4, Mt 22/23-28 et parallèles), la stérilité est un opprobre, mais le manteau de Noé (Ge 9, 21-23) couvre les fonctions sexuelles, les relations sexuelles, l’acte sexuel, tous réputés impurs. Ce qui fortifie, à côté de la religion de l’amour du prochain, une religion du pur et de l’im­pur. Désir, plaisir, réplétion, beauté des formes, sont occultés, l’homo­sex­u­a­lité (Lé 18, 22, 20, 13, Rm 1, 26-27, Apocalypse. 22,15) et l’on­a­nisme (Ge 38, 8-9) sont clairement condamnés.
Le fondamentalisme (tant juif que chrétien) ne justifie le Cantique des cantiques, poème d’amour érotique écrit dans la langue du IIIème siècle and et qui peut  remonter tout au plus au Vème siècle, qu’au prix d’une interprétation allégorique. Sa présence dans le canon ne se soutient que par son attribution traditionnelle, mais arbitraire, à Salomon.

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Pour Israël, les commandements, sont non seulement d’es­sence religieuse, mais servent de support à une relation personnelle avec un Dieu unique et vivant. C’est plus et mieux que les interdits et les obligations que l’on trouve dans les autres sociétés de l’An­ti­quité. Nous comprenons, par ailleurs, que les sanctions morales (bénédictions ou malédictions), les obligations corporelles et alimentaires, assorties de punitions appropriées, répondaient à des soucis d’hygiène publique et suppléaient à l’ab­­sence de moyens prophylactiques et de contrôle scientifique de la chaîne alimentaire. Ces conditions (religieuses et historiques) sont néanmoins de nature à produire un fort refoulement, elles ont engendré et engendrent toujours encore des sociétés coercitives.
Dans l’ensemble des sociétés historiques patriarcales, tendanciellement machistes, les tabous sexuels profitent à l’homme et nuisent à la femme. La conquête de ses droits par la femme ne pouvait se concevoir que dans le refus, en bloc, des conditions socio-religieuses qui servaient de légitimation à la domination masculine. Revendications et refus qui ont révolutionné les sociétés occidentales de tradition chrétienne (note 22) et constituent un ferment révolutionnaire dans et pour les autres.
En Occident, aujourd'hui, le voile sur le sexe et sur le corps humain a été complètement levé : nudisme, naturisme, érotisme, pornographie, publicité, mode, on montre tout (sauf, sans doute, sa déclaration de revenus ou son casier judiciaire). La permissivité, qui a ruiné les cultures traditionnelles, si elle n’est pas portée par une culture humaniste, débouche sur le confusionnisme moral et sexuel qui, sur le plan humain, n’est pas une bénédiction et ne garantit en rien un plus grand respect des femmes ni des enfants.
Le corps et le désir, le sexe, forment la conjoncture universelle la plus épineuse pour les religions d’inspiration biblique. Aussi bien lieu de toutes les culpabilisations, que de tous les accomplissements ou de toutes les déchéances. Si l’on en reste au plan des lectures bibliques on ne peut s’en sortir, les lectures fondamentalistes puritaines, ascétiques légalistes ou historico-critiques libérales ne peuvent que s’anathé­ma­ti­ser.


(22) Signalons à ce sujet l’entreprise de révision des attitudes, comportements et textes lancée par

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Nous ne pouvons sortir de cette situation, où le scandale implique toujours la conjonction entre celui qui provoque le scandale et celui qui fait caisse de résonance, que si l’é­cou­te de la parole de Dieu prime (sans les exclure) les lectures et exégèses bibliques.
Les interpellations qui constituent le message et la mémoire bibliques, s’adres­sent à tous, sans acception de personne, sans discrimination : « Dieu créa l’homme à son image » (Ge 1/27),  « Où est ton frère ?» (Ge 4/9),  « Tu étais esclave et le Seigneur t’a fait sortir de là »  (De 5/15), « C’est la vie et la mort que j’ai mises devant vous […]. Tu choisiras la vie » (De 30/19), « Vous tous qui êtes assoiffés, venez vers les eaux, même celui qui n’a pas d’argent, venez ! » (Es 55/1), « Je sais bien, moi, que mon rédempteur est vivant » (Jb 19/25), « Ne crains pas » (Es 7/4, Ap 1/17), « Lève-toi et marche » (Mt 9/5), « Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs » (Mc 2/17), « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance versé pour un grand nombre » (Mc 14/24), « Tout m’est permis, mais je ne me laisserai asservir par rien » (I Co 6/12), « À celui qui a soif, je donnerai de la source d’eau vive, gratuitement » (Ap 21/6), et tant d’autres.
Le changement de paradigme apporté par l’Alliance en Jésus, l’Alliance du Royaume, a pour effet que les propositions éthiques ne peuvent être évoquées qu’une fois établi le lien vivant de la  parole de Dieu (du Dieu « Parole » et non « Divinité »).
Le plus surprenant est que l’argent, formellement visé par la Bible (Mt 6,24, Lc 16, 13, Mc 10, 25, Lc 16, 19-31), ne produit aucun état d’âme chez les croyants qui se réclament de ce Livre. Tout au contraire, l’en­ri­chissement est considéré comme le signe d’une bénédiction. L’ambivalence de la Bible sur le chapitre de la violence, qui devrait pourtant trouver sa solution avec l’É­van­gile, a été maintes fois relevée. Dans l’histoire, le christianisme s’est révélé très agressif. L’injustice  qui vient de l’argent, du pouvoir, de la violence n’est pas moindre que l’im­pu­reté présumée du sexe.
Biologiquement, notre cerveau est androgyne jusqu’à un certain point où s’opère la bifurcation. Chez les animaux supérieurs, les mammifères en particulier, la reproduction sexualisée exige une disparité et une complémentarité sexuelle, mais nous avons aujourd'hui les moyens (techniques, dans le cas du clonage, juridiques s’il s’agit de l’ho­mo­parentalité) de la tourner et la tentation est grande de nous en servir.
Le problème de notre ultramodernité est de savoir si et comment nous pouvons gérer le désir, éduquer dans ce sens. Car la poursuite de la jouissance pour elle-même et l’abandon aux seuls appétits sont une aventure réservée aux plus forts parmi les forts. Et encore, ils ne voudront pas dire la vérité sur leur bilan humain.

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L’éducation sexuelle ne peut se contenter d’une information en extériorité sur les fonctions et les mécanismes biologiques et corporels, de recommander les mesures prophylactiques. Elle doit s’accompagner d’une ouverture culturelle en matière de psychologie, d’art, de littérature, d’éthique, de respect de l’autre (où le message biblique peut être performant). Elle doit ménager des possibilités de tout raconter librement, sans complaisance, sans ostentation, depuis ses fantasmes jusqu’à ses pratiques, et prévoir pour cela des oreilles attentives à tout entendre avec empathie (ce qui ne veut pas dire complaisance) sans autre but que d’ouvrir un dialogue et de permettre une distanciation pour une maturité. Le but est d’aider à connaître, à reconnaître et à assumer nos névroses narcissiques (plutôt du côté masculin) ou hystériques (plutôt du côté féminin).
Le manteau de Noé a été rejeté, mais l’être humain libéré accepte-t-il pour autant d’être nu pour lui-même et aux yeux des autres ? Ne montrons-nous pas qu’une apparence physique sous le jour qui nous flatte, pour nous séduire et séduire autour de nous ? N’exhibons-nous pas le nu pour mieux cacher notre nudité au sens de Genèse 3 ? Le fait est que les sociétés avancées peuvent  proposer aujourd'hui une vie d’adulte (non mature) tenant du seul principe de plaisir.
La Bible a été et reste un  instrument aux mains des contempteurs du corps et du sexe, mais elle peut aussi nous délivrer de la superficialité et constituer l’instance où l’être humain se tient dans sa vérité, sans voiles, sans hypocrisie et sans faux-fuyants, devant la Parole qui, seule, sonde les reins et les cœurs (Ps 7/10).
Nos confessions des péchés restent très pudibondes, elles font le blackout sur la sexualité. Il ne s’agit ni de recommander un étalage public, ni de remettre à l’honneur  les catalogues inquisitoriaux du confessionnal, mais de tenir compte du désir, sachant que la conversion de la libido en ‘‘désir naturel de Dieu’’, n’est qu’une forme, le plus souvent mutilante, de sublimation. Que l’être humain porte spontanément sa sexualité devant Dieu est-il contraire à la liberté du chrétien ? La bienséance bourgeoise est-elle de mise lorsqu’on professe la transparence du ‘‘devant Dieu’’ ?

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Que disent précisément  les textes ?
Les chapitres deux et trois de la Genèse fixent par écrit des traditions qui peuvent remonter à mille ans ou plus avant Jésus. Adam est modelé à partir de l’argile, Ève (qualifiée d’ ‘‘hommesse’’) est tirée du flanc d’Adam (note 23). Elle occupe la place d’une ‘‘aide’’ (ou d’une ‘‘partenaire’’) à côté d’Adam. C’est elle qui prête une oreille complaisante à la voix du serpent et qui entraîne (facilement) Adam à manger du fruit défendu. Après cette désobéissance, la condition humaine ne sera plus ce qu’elle était avant. La présence de Dieu ne nous est plus naturelle, nous avons perdu l’innocence, les hommes connaissent la pénibilité du labeur quotidien pour survivre et les femmes, les douleurs de l’enfante­ment.
La chapitre premier de Genèse, rédigé nettement plus tard, après l’Exil, peut-être au Vème siècle and, parle d’un être humain, fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, fait homme et femme, appelé à se multiplier et à qui la gérance de la création est remise.
Dans Genèse 2, la création de la femme à partir d’Adam ressemble à une retouche ou un repentir du Créateur découvrant qu’il n’est pas bon pour l’homme d’être sans partenaire de même espèce que lui (Freud, dans cette ligne, considérait que la femme est un homme manqué). Dans Genèse 1, l’Homme créé à l’image de Dieu est l’être humain. Le couple femme-homme est l’Homme selon la volonté du Créateur, si la femme seule est un Homme imparfait, il en est de même de l’homme seul.
L’anthropologie de la Tôrâh, dont l’Évangile et la pensée chrétienne sont les héritiers, ne sépare pas la chair, l’âme et l’esprit. Elle s’exprime sur deux registres : a/ celui, structurel, de la création qui pose la non interchangeabilité de l’homme et de la femme et leur com­mune responsabilité de la création, comme étant des choses ‘‘bonnes’’ ; b/. celui du salut en Jésus Christ, de l’Alliance du Royaume, de la Parole, qui délivre du péché et de ses conséquences. Dans la perspective de ce salut, il n’y a plus ni homme ni femme (comme, plus non plus de Juifs, ni de Grecs, d’esclaves et de libres, Ga 3/27-28). Ce dernier registre étant vécu, de manière tendancielle, ou prophétique, dans les nouvelles relations humaines au sein de l’Église où les époux, qui vivent ensemble leur foi, sont en même temps époux et frère et sœur, où les célibataires, les veufs ou veuves, trouvent aussi une vocation propre. Le Royaume a pour effet que la
différence entre femme et homme qui disparaît eschatologiquement change quelque

chose dès ici et maintenant.

(23) Annick de Souzenelle, chrétienne de l’Église orthodoxe, dans Le Féminin de l’Être, Albin Michel, Paris, 1997, soutient que le mythe de Genèse 2 ne concerne pas la condition seconde de la femme par rapport à l’homme, mais symbolise la mise en évidence du ‘‘côté’’ féminin de l’être humain en général, le féminin de l’Être

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Les patriarches, Moïse, les prophètes, Jésus, les apôtres sont de sexe masculin. Mis à part quelques pythonisses, Jézabel, l’épouse de Job ou les divinités féminines du panthéon païen, les mauvais rôles sont plutôt masculins : le serpent, Satan, pharaon, les baals, les rois infidèles et les faux prophètes, les amis de Job, les démons, Judas, Pilate, l’An­tichrist. Les bons rôles, en revanche, sont fréquemment dévolus à des femmes : Rébecca, les sages-femmes qui désobéissent aux ordres du pharaon, Déborah, Ruth, Rahab, la prophétesse Hulda, Esther, la Sagesse et la femme vaillante de Proverbes 31, l’aimée du Cantique des cantiques, la prophétesse Anne, Marthe et Marie, la pécheresse du repas chez Simon, la Cananéenne, la Samaritaine, les femmes qui sont les premiers témoins de la Résurrection, Lydie, première européenne à embrasser la foi chrétienne. Anne (mère de Samuel), Elisabeth, Marie, il est vrai, doivent beaucoup aux fils qu’elles ont mis au monde.
Il n’y a pas de femmes dans le sacerdoce juif, mais il y a, sporadiquement, des prophétesses. Esther se situe à l’é­poque charnière où le judaïsme prend la suite de la religion hébraïque ancienne. Rahab et Ruth occupent une position-clé dans la généalogie matthé­enne de Jésus par Joseph.
La Bible reflète un état de civilisation patriarcal. Il n’est pas possible de dire qu’en ces temps-là la femme était inférieure à l’homme, mais elle avait une place seconde et ne possédait (pas plus que les enfants) de statut légal propre. D’où, la sollicitude pour la veuve et l’orphelin et la loi du lévirat (Ge 38/8, De 25/5-10, Mt 22/23-33 et parallèles) qui visait à procurer rapidement un nouveau mari aux veuves.
Tous les écrivains bibliques sont des hommes et peuvent être soupçonnés de parti-pris masculin, et, effectivement, Dieu, le Père, est masculin, comme Jésus Christ, le Fils, le Seigneur, le Sauveur, mais, en hébreu, le Saint Esprit est du féminin (du neutre, en grec). Il faut tenir compte d’une certaine relativité : en français, « Dieu est amour » se dit au masculin, mais en grec, ‘‘amour’’ (agapè) est du féminin. Si l’on attache une si grande importance au genre des mots, je signale que Divinité, de même que Trinité (qui est une manière de dire Dieu) sont du féminin.
A quoi mènerait de récrire entièrement la Bible, et de modifier la prédication en remplaçant tous ces termes par Mère/Père, Fille/Fils, en écrivant, chaque fois qu’il sera question de Dieu ou du messie : elle/il ? C’est comme si, pour tenir compte des démocrates, on remplaçait les mots ‘‘Seigneur’’, ‘‘Roi’’, par des équivalents républicains. La parole de Dieu passerait-elle mieux ?
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La Tôrâh comme l’Évangile  ne sont ni antiféministes, ni féministes, mais ils ont été lus pendant des siècles avec les lunettes antiféminsites de la tradition si bien qu’ilfaut aujourd'hui des yeux neufs pour les lire comme il faut. 
Dans l’Évangile, quelques indices montrent qu’un tournant est pris. Dans l’Évangile selon Matthieu, la multiplication des pains se termine sur cette mention : «Or ceux qui avaient mangé étaient environ cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants » (14/21). Mais, peu après, nous tombons sur l’épisode de la femme cananéenne (15/21-28) dont Jésus admire la foi et, plus loin, sur les enfants que Jésus cite en exemple de ceux à qui appartient le royaume de  Dieu (19/13-15).
 Jésus, répondant au sujet du divorce, fait passer le relationnel avant le juridique (Mt 19/1-9), il parle de questions religieuses avec des femmes (la Samaritaine, Jn 4, Marie, sœur de Marthe, dans Lc 10/38-39), il réhabilite la pécheresse venue à lui lors du repas chez le pharisien Simon (Lc 7/36-50), il sauve de la lapidation une femme accusée d’adultère (Jn 7/53-8/11). Alors que le témoignage des femmes n’était pas reçu en justice, ce sont des femmes qui seront les premiers témoins de la Résurrection (Mc 16/1-8 et parallèles).
Dans les épîtres, les ‘‘sœurs’’ sont aussi présentes que les ‘‘frères’’. On compte un tiers de femmes dans l’entourage des collaborateurs de Paul (Rom 16). Suivant Romains 5/12-21, ce n’est pas Ève, mais Adam qui est responsable de l’état de perdition du genre humain. A moins que ce choix soit commandé par le parallélisme avec Jésus ou que Paul pousse le sexisme jusqu’à considérer que seul l’hom­me soit digne (si l’on peut dire) d’endos­ser pareille culpabilité !
I Corinthiens 11/5 (où Paul entérine le fait que des femmes prient –en public- et prêchent) paraît en contradiction avec I Corinthiens 14/34 (« Que les femmes se taisent dans les assemblées »). Il est possible que l’interdiction du chapitre quatorze vise autre chose que l’allusion du chapitre onze : non pas la prédication (prophétie), mais le parler en langues. Dans la  tout première Église, le rôle des femmes dépasse le caritatif, mais, dès la génération postapostolique, elle sont réduites aux tâches matérielles.
Cela devrait permettre aux chrétiens qui interprètent l’apostolicité au sens d’une reproduction du comportement qu’avaient les chrétiens de l’époque apostolique, de réviser, en raison même de leur principe, la position devenue traditionnelle sur le rôle des femmes dans l’Église.
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Dans I Corinthiens 7/1-16, Paul parle de devoirs réciproques des époux, d’une manière qui tranche sur les us et coutumes d’Israël autant que sur ceux de la culture grecque et nous ramène à l’idée de Genèse 1 où l’Homme voulu par le Créateur est le couple femme-homme. La pensée paulinienne d’Éphésiens 5/21-33 se fonde sur la non interchangeabilité de l’homme et de la femme et, s’il est exigé que la femme soit soumise à son mari, il est également exigé que le mari donne sa vie pour son épouse.
Au chapitre onze de la Première épître aux Corinthiens, déjà cité, dans un premier temps, l’apôtre Paul établit une hiérarchie : l’homme chef de la femme, le Christ chef de l’homme, Dieu chef du Christ (v. 3), ensuite, il écrit ceci : « L’homme […] est l’image de la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire [équivalent de l’avenir] de l’homme. Car ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’hom­me. Et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme […]. Pourtant la femme est inséparable de l’homme et l’homme de la femme, devant le Seigneur. Car si la femme a été tirée de l’homme, l’homme naît de la femme et tout vient de Dieu » (vv. 7-12).
Le texte donne l’impression d’une pensée qui se cherche. Le point de départ, qui établit une hiérarchie, va dans le sens de la culture juive, mais on sent que Paul n’est pas satisfait, jusqu’à ce qu’il ait trouvé la dernière phrase (v. 12) qui présente la pensée de Genèse 1 de manière dynamique. C’est ce verset que nous devrions considérer comme exprimant la propre pensée de l’apôtre sur le sujet, les versets qui précèdent ne constituant que des approches.
Paul pense en écrivant (ou en dictant), sa pensée se forme au fil du discours. Autre exemple, dans I Corinthiens 12, dans les versets 4 à 11 Paul parle des charismes sous la forme d’une nébuleuse à laquelle l’Esprit donne sa cohérence, mais, après avoir développé la comparaison de l’Église avec un corps vivant (vv. 12-27), il reprend la question des charismes en les hiérarchisants (vv. 28-30) pour introduire le chapitre  treize où il développe lyriquement le don sans lequel aucun charisme n’est vraiment tel : l’amour. Enfin, après tout un chapitre sur le culte chrétien et l’ordre dans l’Église (chapitre 14), il clôt cette partie de son épître en donnant ce que nous pouvons considérer comme sa dernière pensée sur la théologie pratique des charismes : « Aspirez au don de prophétie [message, prédication] et n’empêchez pas qu’on parle en langues, mais que tout se fasse convenablement et avec ordre » (14/39-40).
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Sur l’ensemble de la question du statut de la femme dans la communauté chrétienne, il est indiqué de penser que c’est avec Galates 3/28 (« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme, car, tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ ») que la pensée paulinienne qui se cherche au travers des textes antérieurs trouve son aboutissement. Argument de critique interne en faveur de l’actuelle datation de Galates entre II Corinthiens  et Romains.

Pourquoi n’en reste-t-on pas à la signification immédiate des textes ?
L’exemple que j’ai donné plus haut de la lecture fondamentaliste des textes bibliques à propos de l’apartheid, laisse voir que c’est cette lecture qui permet le plus facilement de faire dire aux textes ce qui va dans le sens que l’on souhaite. L’exégèse est donc notre recours contre l’arbitraire.
Sur le plan de l’exégèse, nous savons que les textes de la Bible ont été écrits non seulement pour conserver la mémoire des événements, mais encore pour en fixer la signification, dans l’optique d’une histoire sainte. Bien des passages des deux volets bibliques veulent prouver des choses à l’aide d’arguments historiques. Nous avons aussi à nous poser la question de savoir :  a/ ce qui relève de l’ins­pi­ration (un seul Dieu, transcendant et néanmoins pas extérieur) et ce qui dénote des influences étrangères (le développement des ‘‘es­prits’’ après l’Exil);   b/ dans quelle mesure la Bible reflète l’état de choses de l’é­poque (le patriarcat, par exemple) ou fonde, ou encore consolide, cet état de choses.
Les textes font parler les événements, mais, quand on sait que le texte canonique est le résultat d’une série de révisions et de réécritures, on se doute que les événements ultérieurs ont, à leur tour,  refaçonné les textes.
Cela signifie-t-il qu’à notre tour, nous avons la licence de paraphraser la Bible en fonction du contexte qui est le nôtre ? L’idée qui préside à la prédication chrétienne est-elle l’adaptation du texte à notre culture, à nos situations, ou l’appropriation que le Saint Esprit nous fait, dans une circonstance donnée, d’une parole biblique ?
Paradoxalement, la liberté d’interprétation de l’exégèse moderne peut nous inciter à retenir d’un texte ce qui apporte de l’eau à notre moulin. Que le sens d’une péricope ait été dégagé par des méthodes d’exégèse éprouvées ne nous assure pas qu’il s’accorde avec l’ensemble biblique. Surtout lorsque le texte en question est replacé, de préférence, dans le contexte général de l’époque où il a été écrit.
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La liberté, c’est le risque et en toute explication de la Bible il y a un enjeu de pouvoir. Chaque fois que nous sommes en présence d’une exégèse nous devons encore nous poser la question de confiance : à qui profite-t-elle, qui cela arrange-t-il ?
Cela va loin, car c’est nous poser la question de savoir si nous sommes encore dans une histoire que nous serions appelés à transformer en histoire sainte, ou si nous sommes dans une histoire décidément profane au sein de laquelle le témoignage biblique permet de faire entendre une Parole.

Qu’avons-nous fait des textes bibliques ?
L’exégèse féministe, encore récente, est l’un des aspects positifs du christianisme. Elle nous fait découvrir la moitié du firmament biblique que notre lecture masculine avait occultée. Si  elle ne lève pas vraiment  le manteau de Noé, du moins, porte-t-elle l’attention, au-delà des femmes porteuses de vie, sur une œuvre de Dieu qui ne s’accom­plit plus à partir des comportements offensifs/défensifs masculins, mais dans une passivité croyante et espérante, tournée vers un enfantement nouveau. Elle représente un élément essentiel de l’accès à la Bible pour tous, qui entre dans le cadre de cette culture humaniste évoquée plus haut.
Lorsque cette exégèse souligne les aspects féminins du Dieu de la Bible, cela nous surprend moins, car nous savons que tout être masculin possède une part de féminité. Il existe, en revanche, une exégèse  féministe qui fait subir à la Bible un traitement tendancieux en sens inverse du sexisme masculin. Si nous savions êtres conséquents avec l’idée que Dieu est La Parole, nous ne commettrions pas ces erreurs. Si Dieu est le La Parole, il indique toujours une direction dans laquelle nous ne pensions pas aller d’emblée, il commence par être féminin pour les hommes et masculin pour les femmes, et plus nous avançons, plus il est encore tout autre pour les uns et les autres.
La lecture de l’épisode de la femme cananéenne (Mt 15/21-28) pour laquelle il ne suffit pas que Jésus ait reconnu la plénitude de la foi chez cette femme et cette païenne, mais qui attribue à cette dernière le privilège d’avoir converti Jésus, lui faisant prendre conscience de la dimension universaliste de sa mission, une telle lecture n’est pas féminine, mais féministe (ou démagogique). Dès le chapitre huit, Jésus avait reconnu la foi d’un païen dépassant tout ce qu’il avait rencontré en Israël (le centurion de Capharnaüm, Mt 8/5-13) et, au chapitre neuf, la foi d’une femme affligée de pertes de sang (Mt 9/20-22).
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L’atmosphère patriarcale dans laquelle baigne l’ensemble biblique reste relative. En revanche, le livre du Siracide (datant de 180 and), que les Juifs et les chrétiens n’ont pas admis dans le canon, lorsqu’il ne parle pas de l’épouse parfaite, a une opinion peu flatteuse de la femme et consacre sept chapitres sur cinquante et un à l’élo­ge des pères d’Israël. Le Talmoud a un côté masculiniste que la Tôrâh n’a pas. Au stade des Pères de l’Église, cette ambiance du texte biblique a été exploitée dans le sens d’un sexisme avéré. Lorsqu’on lit les homélies d’Augustin, évêque, à Hippone, on est frappé du fait qu’il s’adresse toujours aux ‘‘pères et fils’’, comme si son assistance était entièrement masculine.
Dans les premiers siècles de l’Église, cette dernière a opté pour la culture hellénistique de préférence aux religions orientales. Elle a ainsi choisi le type méditerranéen de conjugalité et le modèle proche-oriental de l’ascétisme. Il n’est pas dit pour autant, qu’optant pour les religions orientales, la théologie chrétienne eût été moins masculine. Pour le Tao, la femme est assimilée au yin, le principe passif, négatif. Pour les grecs, l’âme (asexuée) et le corps (sexué) sont unis par l’effet d’une chute, et destinés à se séparer, l’hom­me et la femme sont physiquement différents, mais spirituellement identiques. Les Pères ont rencontré ce que l’on appelle un peu vite la misogynie grecque. La mythologie de l’Olympe est, effectivement, machiste, mais, dans la civilisation grecque, on devrait plutôt parler d’une coexistence de sociétés régies par deux morales, celle des femmes, d’un côté, celle des hommes, de l’au­tre. Type de société qui se rencontre encore aujourd'hui dans les pays méditerranéens (en Calabre, par exemple). Dans l’Anti­quité non judéo-chrétienne, les femmes jouent un rôle dans le culte public. La civilisation grecque permettait aux femmes d’être prophétesses et prêtresses. Les Pères vont plus loin, ils considèrent que la femme est un suppôt de Satan. On cite souvent à ce propos, non sans une certaine complaisance, Tertullien qui écrivait que « la femme est la porte du diable ». Pourtant, les montanistes que Tertullien rejoindra avaient des prophétesses.
L’antiféminisme clérical s’étend bien au-delà des Pères. Le pli sexiste de la pensée chrétienne se double de l’exaltation de Marie, à la fois vierge et mère, antitype d’Ève la tentatrice rendue responsable du péché originel et, par là, de tous les maux, ne remonte pas à l’âge apostolique, il date de l’époque patristique.
L’homme est un être relativement moins stabilisé que la femme. On peut se demander si l’inconstance et la frivolité, sous les traits desquelles les hommes ont dépeint les femmes, n’ont pas pour origine l’appré­hen­sion qu’ils ont de leur propre
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fragilité, si l’invention de la femme-objet n’émane pas de leur crainte d’être dominés par un être supérieur à eux, ou si ces caractères attribués aux femmes ne découlent pas de l’obli­ga­tion faite par les hommes aux femmes de vivre dans un univers masculin au­quel elles sont, en partie, inadaptées. L’homme n’a pas le socle de la maternité, son rôle est épisodique, à côté de la femme libérée, il ressent plus encore la vulnérabilité de son être.
Je me suis souvent demandé si l’attirance exercée par l’islam sur les hommes ne viendrait pas de ce qu’au travers de ses traditions il offre une compensation à la précarité masculine face à la fem­me, assurant et sécurisant les hommes à leurs propres yeux.
L’interprétation sexiste a arrangé la gent masculine qui trouvait là de quoi se rassurer et de quoi assurer son pouvoir. L’Église est passée sous la coupe des hommes, même si les femmes en constituaient les plus gros bataillons. Elle a traduit cela dans son droit ecclésiastique : le Décret de Gratien (XIIème siècle), source du droit de l’Église, pose que la femme n’a pas été créée à l’image de Dieu, mais a revêtu une condition de serve et doit être soumise à l’homme en toutes choses. Le Droit canon, interdit, dans son article 968, que les femmes deviennent prêtres.
La femme sera même doublement inférieure : inférieure à l’homme, inférieure aux clercs. Là où il y a subordination de la femme à l’homme, cette subordination sera encore plus marquée entre la femme et Dieu, lorsqu’il y a de l’exploitation, les femmes sont toujours plus exploitées que les hommes exploités.
A partir du IVème-Vème siècle pnd, avec Augustin, l’éthique chrétienne place la sexualité au centre du péché. Aujourd'hui, par réaction, on arrive à dire que c’est par amour de la vertu qu’Ève a péché (note 24). Selon le récit de Genèse 3, c’est plutôt la tentation de désobéir en tant que telle qui est au cœur du drame. La persistance de la pensée biblique qui fait de la femme un être impur s’est répercutée dans certains Pénitentiels qui interdisaient l’entrée dans l’Église aux femmes ayant leurs règles. Par opposition, la virginité de Marie était la pureté même et la virginité consacrée des nonnes pouvait paraître une libération. Si le Moyen âge a connu des Abbesses qui avaient rang d’évêque, la plupart des couvents de femmes étaient soumis à la direction spirituelle des prêtres.

(24) Alphonse Maillot, Eve ma mère, étude sur le femme dans l’Ancien Testament, éditions Letouzey, Paris, 1990, p. 74
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Plus grave, la théologie s’est faite sexiste. Le concile de Mâcon, en 525, s’inter­rogeait pour savoir si les femmes ont une âme. Aujourd'hui encore, on trouve des théologiens qui parlent de l’Incarnation comme d’un rapport théandrique (entre Dieu et un être masculin) et non théanthropique (entre Dieu et un être humain). La réception de la philosophie d’Aristote dans la théologie (qui sera consacrée par Thomas d'Aquin) va donner une assise conceptuelle au sexisme théologique chrétien.
Pour Aristote, la femme (mâle défectueux) est subordonnée à l’homme dans la nature. La théologie identifiant la nature à la création (expression de la volonté de Dieu) la subordination de la femme sera voulue par Dieu. Pour Thomas d'A­quin la femme n’a qu’un rôle passif dans la procréation, elle est sexuellement dérivée de l’homme qui constitue, à lui seul, le sexe. Il s’ensuit une répartition des rôles : à l’homme l’autorité et la condition juridique, à la femme l’obéissance et le service. Le ‘‘maître commun’’ estime que la femme ne peut être prêtre car,  pour la raison ontologique qu’on a vue, elle ne peut ni recevoir l’efficace ni signifier la réalité du sacrement (Somme théologique III, 62, 564, 1, 365).
Luther et Calvin confirment la subordination de la femme, même si Luther, le premier, organise un enseignement pour les filles et si, en France, la Réformation a produit de grandes figures féminines (Louise de Savoie, Jeanne d’Albret, Marguerite de Navarre). Longtemps, les conseils d’Églises et les synodes seront réservés aux hom­mes. L’Assemblée populaire, dans la démocratie directe du canton d’Appenzell, en Suisse, ne réunit que les hommes.
Voyez les austères personnages masculins du Festin de Babette, film de Gabriel Axel (1987) ou celles, poussées à la caricature, de Lars von Trier, dans Breaking the waves (1996). Les pays dits protestants ne sont pas les premiers à donner le droit de vote aux femmes.
Rappelons le modèle du protestantisme bourgeois que Bismarck exprimait par sa formule célèbre des trois ‘‘K’’ : « Kir­che, Kinder, Küche » (le domaine des femmes, c’est l’Église, les enfants, la cuisine).
N’omettons pas pour autant que la Révolution française étouffera l’action féministe d’Olympe de Gouges, que Rousseau, Nietzsche, Marx, Freud, sont antiféministes.

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Pie XII accepte à contre cœur l’entrée des femmes dans la vie publique qui consacre l’égalité entre femmes et hommes.
Jean XXIII, au contraire, considère la promotion de la femme comme un signe des temps, un signe de l’Esprit.
Paul VI proclame Thérèse d’Avila et Catherine de Sienne docteurs de l’Église, (comme Jean-Paul II le fera pour Thérèse de Lisieux), mais ne donne pas le droit aux femmes de faire les lectures bibliques au cours des offices. Il se prononce contre la contraception au nom d’une nature sacralisée par Dieu. Il exclut toute ordination de femmes pour la raison ontologique déjà dite et, par compensation, développe le culte marial (les femmes sont reines avec Marie), mais les femmes (exclusivement vues à travers la virginité et la maternité souffrante) se sentent à la fois magnifiées et flouées, elles demandent autre chose qu’une compensation symbolique.
 Les évêques néo-zélandais ont obtenu, en 1982, que la liturgie eucharistique soit modifiée sur un point : « le sang qui sera versé pour vous et pour la multitude » (au lieu de « pour la multitude des hommes »). L’argument biblique fondamentaliste contre le sacerdoce ministériel féminin, qui met en avant le fait que Jésus n’a eu que des apôtres masculins est plus récent. Dans cette logique, les successeurs des apôtres ne devraient-ils pas aussi être tous Juifs ?
On connaît les positions conservatrices de Jean-Paul II en matière de contraception, d’avortement, de mariage des prêtres, de sacerdoce ministériel féminin, ses exigences concernant les divorcés remariés qui ne peuvent être admis aux sacrements qu’à la condition de renoncer à toute relation sexuelle.
Aucune théologie n’échappe à l’influence du contexte historique, la théologie attachée à un contexte révolu devient nuisible. Les femmes nous appellent à un programme de révision, qui ne devrait pas nécessairement être féministe et qui n’est pas sans rappeler la réformation de l’Église dans sa tête et dans ses membres réclamée à la fin du Moyen âge :  a/ repenser l’anthropologie dans le cadre de l’ ‘‘être humain’’ et non de l’homme (des expressions comme « homo factus est » prêtent à confusion, le mot homo, qui renvoie à l’être humain en général, est compris au sens de vir : l’être masculin), le Logos s’est fait être humain, il ne s’est pas fait ‘‘homme’’, réhabiliter le corps ;  b/ repenser, dans le sens de la Parole, le concept de Dieu jusqu’ici exclusivement traité dans un contexte de Divin ;  c/ repenser la christologie comme relation théanthropique et non plus théandrique ;  d/ repenser, dans l’ec­clé­sio­lo­gie, le symbolisme nuptial (qui sert pour qualifier la relation de Dieu avec l’Église) car il véhicule une idée de subordination de la femme.
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Il est intéressant de signaler que la théologie de l’Unification du révérend Sun Myung Moon fait sienne toute une série d’idées empruntées à la réflexion théologique des milieux protestants américains, tout en leur donnant des inflexions qui lui sont propres. On peut citer : les caractères à la fois masculin et féminin de Dieu, la duellité femme/homme qui traverse toute la création, la valeur de la femme dépendant de sa relation à Dieu, non de sa place dans la société, s’il est normal que la femme veuille être mère, il existe d’autres domaines où elle peut déployer ses potentialités.
Mais aussi : la recommandation de s’abstenir de relations sexuelles jusqu’à vingt ans et au-delà afin d’accroître ses capacités personnelles et son aptitude à aimer ; la famille est le milieu où l’amour peut s’épanouir et notre capacité d’aimer développe le royaume de  Dieu ; l’image de Dieu est dite « manifestation substantielle de Dieu sur la terre » ; l’Ève nouvelle est égale à l’homme, elle exerce une profession ; l’épouse est ambassadrice et autorité venue de Dieu, son mari ne peut se l’ap­pro­prier (note 25). Les mariages moonistes sont organisés par les responsables de l’Église et célébrés une fois par an au cours d’une grande manifestation.
Le vote des femmes n’est acquis, en France, que le 29 avril 1945, l’accession des femmes au ministère pastoral n’est admis dans l’Église Réformée de France qu’en 1965. Aujourd'hui encore, des Églises comme les baptistes, estiment qu’il y a des charismes propres aux hommes (le pastorat) et d’autres propres aux femmes (qui incluent, entre autres, celui de théologienne).
Rappelons qu’en 1988 le Conseil œcuménique des Églises, considérant que la décennie des femmes des Nations Unies (1975-1985) avait été peu convaincante, a lancé, en 1981, une décennie de ‘‘l’Église solidaire des femmes’’. Il vise une meil­leure présence des fem­mes dans les Églises à tous les niveaux, il demande de chercher un langage théologique non exclusif,  il invite à puiser des images propres à exprimer la relation à Dieu et à l’Église dans les traditions anciennes des Églises comme dans les traditions locales.

(25) Le Nouvel Espoir, 16-30 novembre 1980 à propos du livre du pasteur Thomas Boslooper.

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Rendre justice aux femmes dans l’Église c’est non seulement admettre les femmes à tous les niveaux de la vie de l’Église, mais les accepter avec leurs questions, leurs problèmes (procréation, contraception, avortement, exploitation sexuelle, prisons, excision), ce qui ne peut aller sans un changement des habitudes qui ont modelé nos structures mentales et sociales.
La vérité exige de dire qu’au lieu de servir la Parole, on s’est servi de la Bible contre les femmes, on s’en est servi pour cautionner toutes sortes d’oppressions, on s’en est servi contre Dieu. J’ai connu une personne, un chrétien pratiquant, qui pensait que son épouse était sa moitié en ce sens qu’elle ne valait que la moitié de lui-même. Une théologie de l’égalité de la femme et de l’homme dans le salut peut contribuer à faire évoluer les civilisations. La constitution d’églises de femmes, comme on en trouve aux États Unis, y contribuera-t-elle ou aura-t-elle, au contraire, pour résultat d’inspirer un sexisme en sens inverse ?
Le féminisme n’est pas, par nature, préservé d’utiliser la Bible au lieu de la servir. Il est tout aussi douteux de tirer Jésus du côté du féminisme que de faire de lui un révolutionnaire ou un homophile. Jésus a été pleinement dans son époque, mais il annonçait un monde autre (non l’Église, mais le Royaume). Dans cette période où les femmes sont en pleine réappropriation d’elles-mêmes (alors que leurs droits sont encore loin d’être reconnus au plan mondial) les hommes ne les aident pas lorsqu’ils renchérissent, parfois de manière démagogique. Sachons, ensemble, nous garder de créer des univers parallèles.
Le mot de ‘‘pasteur’’ a un féminin conforme à la langue, mais pour le moins peu euphonique : ‘‘pastoresse‘’ (comme ‘‘doctoresse’’, mais dit-on : ‘la docteure’’ ou la ‘‘doctoresse’’ Unetelle ?’’). Les mots ‘‘pasteure’’, ‘‘professeure’’, ‘‘sénateure’’ ‘‘rapporteure’’ (pourquoi pas ‘‘rapportrice’’ ?), ‘‘écrivaine’’, sont laids à l’œil et forcés à l’o­reille et je suis surpris que les femmes, les premières, n’y soient pas sensibles.
Un moyen de tourner la difficulté serait de prendre les choses par l’autre bout. L’insistance des femmes à revendiquer les signes extérieurs de leur féminité nous rappelle qu’un pasteur est avant tout lui-même et secondairement pasteur. La formule devrait être ‘‘M. ou Mme Un(e)tel(lle), pasteur’’, de préférence à ‘‘Mme ou M ; le (ls) paateur(e) Un(e)tel(lle)’’.
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L’idéologie féministe ne fait pas toujours la différence entre le mot et la chose. Les femmes, cantonnées au privé, doivent pouvoir accéder au public et lui imprimer leur marque propre, avoir les mêmes droits que les hommes, exercer tous les métiers qui leur conviennent, répondre à toutes les vocations, recevoir un traitement égal et des salaires égaux à leurs collègues masculins, disposer de toute les libertés et les responsabilités dont dispose un être humain (avec les risques qui y sont liés).
L’essentiel, c’est la chose. Dans le cas présent, ce n’est pas d’abord l’ex­er­cice d’un ministère, mais avant tout la parole qui, par le Saint Esprit, devient parole de Dieu.

Que fait de nous la parole de Dieu ?
Ce qui est dit fait toujours problème, car, ce que l’on veut dire tient en un instant, et le discours qui l’exprime oblige de l’étaler dans la durée. Le passage à l’écrit (par la traduction par dessus le marché) introduit des risques supplémentaires : que va-t-on faire de ce qui est écrit ? L’écrit n’est-il pas un objet parmi d’autres, que nous pouvons manipuler ?
Avec la parole de Dieu, la question, telle qu’elle a été posée jusqu’ici, est renversée. Non plus : « Que faisons-nous de la parole biblique ? », mais « Quel est l’effet sur nous de la parole biblique ? ». Non plus, ce que nous faisons de la parole biblique, mais ce qu’elle peut changer en nous et chez nous par la puissance qu’elle possède, par le Saint Esprit, de devenir pour nous parole de Dieu.
Comme à propos d’Auschwitz, le changement de contexte auquel les femmes nous rendent attentifs est si considérable, même par rapport à ce que l’on appelle modernité, que nous sommes conduits à changer de registre et à nous situer au plan de la Parole.
Ce qui est décisif n’est plus de savoir si Dieu est Père et/ou Mère, si le Messie est Fils ou Enfant de Dieu, mais les paroles qui, par le Saint Esprit, deviennent pour nous parole de Dieu. Nous rejoignons ainsi les femmes des pays émergents pour qui le débat sur la masculinité ou la féminité de Dieu n’est pas prioritaire, alors que le Dieu libérateur leur importe avant tout, au regard des besoins élémentaires et des droits essentiels (santé, éducation, justice) pour lesquels elles se battent. 
L’essentiel a changé de camp, il ne se situe plus du côté des croyances ou de l’his­toire sainte, mais, devenu parole vivante, il a dressé sa tente au milieu de nous et nous autour de nous (nous sommes « en Christ »). Ce n’est plus l’identité de Celui qui s’adresse à nous, mais la qualité de ce qui nous est dit qui l’emporte. Lorsque ce qui nous est dit revêt pour nous l’autorité de parole de Dieu, le message porte avec lui l’identification de celui dont il émane. Tantôt cette autorité agira avec la persuasion d’une mère, tantôt avec la force de conviction d’un père.
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Le Dieu qui se découvre, ici et maintenant,  chaque fois que le texte biblique nous atteints comme ‘‘parole’’,  retournant, pour ainsi dire, au stade oral, n’est plus chosifié. Il se révèle communicant (en termes théologiques chrétiens : Saint Esprit). Le Dieu Père et/ou Mère, que rien ne garantit contre la mièvrerie, n’est pas à l’abri de la chosification. Le Dieu qui se révèle et révèle son identité dans et par la Parole, nous renvoie au Dieu qui est communication de Personnes en lui-même, au Dieu trinitaire.
Dès lors, nous comprenons que l’important est ce qui nous est communiqué, car la communication nous apporte lumière, chaleur, nourriture avec, de surcroît, la marque d’origine de ces biens, nous permettant d’identifier notre bienfaiteur dans son dynamisme même.
Nous retrouvons l’affirmation centrale de la Réformation. Le salut par pure grâce (mais pas à bon marché pour autant) au moyen de la foi seule, par la prédication nécessaire et suffisante de la parole de Dieu biblique, signifie que Dieu n’est jamais Divinité, c'est à dire objet, mais toujours sujet, totalement dans une relation de Sujet à sujet qu’il déborde de toutes parts.
Puisque nous parlons de Réformation, rappelons qu’à cette époque, les théologiens avaient fait la différence entre les parties caduques de la Tôrâh, comme les lois cérémonielles d’Israël, et les éléments permanents de la révélation, ils avaient coutume de marquer la coupure entre l’être sous la Loi et l’être sous la grâce. Les femmes nous appellent-elles aujourd'hui à opérer un tri entre les textes bibliques en fonction de leur caractère sexiste ou paternaliste ou à faire la différence entre une lecture sexiste et une lecture simplement humaine. La revendication fémininiste ne peut s’inscrire que dans la grâce.
Plus que jamais aujourd'hui, la croyance ne peut remplacer la foi, ni l’histoire sainte supplanter une histoire personnelle, nationale, mondiale, universelle qui est sans cesse de nouveau située, éclairée, refondée par une parole de Dieu.
Nous ne changeons pas la parole de Dieu au gré des circonstances, mais nous faisons l’expérience que cette parole, prenant appui sur les circonstances (en l’occur­rence, sur les femmes et les hommes), apporte des possibilités inespérées.
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Devant la parole de Dieu, il n’y a plus de peuple, de nation, de race, de classe, de genre masculin ou féminin messianiques, il n’y a que des témoins. Il n’y a plus de définitions, de concepts, de démonstrations, de débats d’idées, de lectures bibliques, il n’y a que la Parole, l’é­coute de la Parole, qui surclasse toutes les histoires saintes et toutes les croyances parce qu’elle nous engage dans de nouvelles manières d’être qui définissent non pas une histoire, mais une temporalité nouvelle, une nouvelle création pour une nouvelle créature.
Lorsque nous entendons « J’ai mis devant toi la vie et la mort […] afin que tu choisisses la vie » (De 30/15, 19), « Heureux les humbles d’esprit, le royaume de  Dieu est à eux » (Mt 5/3), nous rentrons en nous-mêmes. La question de savoir si c’est une femme ou un homme qui nous dit cela, la question de la légitimité de celui par le canal duquel ces paroles nous ont atteints, ne nous vient pas même à l’esprit.
Dire de Jésus qu’il est le Fils de Dieu peut être une formule dogmatique et peut être traitée comme telle, mais ce qu’elle dit, son contenu, est un vécu : tous ceux qui sont attachés à l’Évangile se découvrent sœurs et frères. La filiation du Christ crée notre filiation adoptive (« cohéritiers du royau­me », Rm 8,17). Dans les premiers temps, les membres de l’Église se disaient les saints ou les frères. La filiation divine prise non comme croyance ou doctrine, mais comme Bonne nouvelle a pour effet de remplacer, dans l’Église, toutes les relations de maternité et de paternité spirituelles par les relations de sororité ou de fraternité.
Dans de telles relations vécues, le matriarcat et le patriarcat sont dépassés, il n’y a plus ni maternage, ni paternalisme spirituels, mais une république de gens adultes et matures qui peut servir de base pour une démocratie.
Le fait est déjà présent dans la foi biblique si nous considérons par exemple que la création se comprend à partir du salut. Ce qui est premier, dans l’ordre de la foi, c’est la libération de la servitude, dans l’Égypte de Ramsés II. Le Dieu sauveur explique le Dieu créateur, non l’inverse. Ce qui renforce l’im­pres­sion de la puissance de Dieu, mais aussi sa fidélité, sa justice, son côté miséricordieux et relativise le patriarcalisme et le paternalisme.
Ainsi, l’anthropologie ne se comprend plus seulement à partir d’un récit de la création, mais encore à partir de l’à-venir porté par un texte tel que : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni libre ; il n’y a plus ni homme ni femme » (Ga 3/27-28) lorsqu’il est intériorisé par le Saint Esprit.
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Car, chaque fois qu’un texte biblique est intériorisé par le Saint Esprit, il l’est en plusieurs personnes et en de nombreux endroits à la fois. Et, comme le texte cité le montre, l’ouverture dépasse le cadre toujours étroit dans lequel il nous atteint d’abord : nous comprenons que la question posée par les femmes et les hommes touche aussi à la justice sociale et à cette question centrale de l’histoire qui concerne les relations entre Israël et les nations.
La question posée par le titre de ce chapitre ne dit pas ‘‘mes paroles’’, mais ‘‘ma Parole’’. Elle sous-entend que toute parole biblique devrait se subordonner à une Parole centrale. Dans la perspective chrétienne, c’est une référence à la position occupée par Jésus Christ dans la Bible, dans l’histoire et dans la vie du chrétien. Pour celles/ceux qui sont sensibilisés aux questions de vocabulaire, il y a identité entre le masculin Jésus Christ et le féminin la Parole.
La position occupée par Jésus Christ est, à vrai dire, double : en même temps celle du Dieu crucifié et celle du Seigneur ressuscité. Toute parole biblique devrait être référée en dernier lieu à cette Parole, et toute parole chrétienne devrait exprimer ce qui découle, dans chaque circonstance particulière, de cette signification contradictoire. Or, ce qui découle de la double affirmation du Crucifié et du Seigneur, c’est ce que le langage chrétien dit en employant l’expression de ‘‘salut’’.
Dans le témoignage chrétien, cette expression ne dépend pas de ce que nous pouvons croire ou ne pas croire sur la possibilité ou non d’une résurrection. C’est le comportement nouveau des chrétiens qui en témoigne. Christ est ressuscité parce que dans telle circonstance de la vie, telle personne (inspirée par son intelligence de la parole de Dieu biblique) s’est comportée d’une manière si différente, voire si surprenante, que cela a pu poser une question aux autres protagonistes et, qui sait, pousser l’un ou l’autre d’entre eux à interroger cette personne sur la raison (le logos) de sa conduite.
Dans les sociétés avancées, où les femmes, économiquement indépendantes, ont pris le contrôle de leur procréativité, celles-ci découvrent qu’elles n’ont pas absolument besoin des hommes comme partenaires (elles n’ont besoin que de leur sperme). Les femmes de leur côté, les hommes du leur, réalisent qu’ils peuvent assouvir leur sexualité, jouer le jeu de la séduction, vivre des amours comportant leur lot de fidélité et d’in­fi­délité, de confiance et de jalousies, de goût du sacrifice et de crimes passionnels. Jusqu’à former des sociétés parallèles.

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Que faisons-nous de la parole de Dieu ? L’an­nonce d’un être humain, fait de deux personnes égales en droit et en dignité, mais non interchangeables, non possessives vis-à-vis de leur enfants, d’un être qui se réalise pleinement dans le couple et pour la vie, est la Bonne nouvelle du don de Dieu pour les femmes et les hommes d’aujourd'hui, pour leurs enfants, leurs petits enfants et leur entourage ? En ce qui concerne la femme et l’homme, une seule et même Bonne Nouvelle traverse toute la Bible : « Au commencement du monde, Dieu (ou le Créateur) les fit mâle et femelle ; c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair » (Mc 10/6-8 et Mt 19/4-5, qui reprennent Ge 1/27, 5/2, 2/24).
Le contexte immédiat de ces paroles est un démêlé de Jésus avec les gardiens de la lettre de la tradition. La position de Jésus est-elle sexiste ? Il me semble que, par delà les contextes immédiats, nous sommes renvoyés à un contexte premier et dernier concernant le sens de la création et la volonté de salut pour l’être humain. Il est indispensable de mettre en évidence les contextes immédiats des textes bibliques, mais nous passons à côté de leur véritable portée lorsque, après cela, nous ne savons plus les remettre dans la cohérence scripturaire d’ensemble et dans le contexte premier et dernier de la parole de Dieu.
Nous pouvons reconnaître aujourd'hui le rôle historique des femmes occidentales. Elles sont en mesure d’aider l’humanité à sortir d’une culture patriarcale et sexiste, mais n’oublions pas que, tout comme les hommes, elles sont débordées par les homosexuels qui ont leurs revendications propres. Il n’y a ni peuple, ni classe, ni sexe, ni sexualité, ni âge ou génération messianiques. Toute culture configurative (pour reprendre les catégories de Margaret Mead, note 26) qui ne reconnaîtrait qu’elle-même, n’accepterait d’ap­pren­dre que d’elle-même, est d’es­sence impérialiste. Une culture qui fait toute leur place aux femmes peut tout aussi bien être sexiste, maternante et magistrale, c'est à dire postfigurative. Pour qu’elle devienne préfigurative, il faut encore

que les générations précédentes (femmes et hommes confondus) acceptent d’être interpellées, mises en causes et formées à leur rôles d’adultes, de parents, de maîtres, et même, pour une part importante, instruites de l’esprit du temps, par les nouvelles générations.

(26) Margaret Mead (1901-1978), Male and Female, 1948.

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Il est possible d’extrapoler une culture mondiale syncrétiste, mais, sans entrer dans l’i­dée hégélienne de la raison infuse dans l’histoire, il faut, quand même, admettre un minimum de sens de l’his­toire si nous ne voulons pas aboutir au confusionnisme. Un sens qui dépasse si possible le seul accomplissement de l’être humain et de notre humanité. Et, pourquoi pas, d’autres humanités extra-terrestres ?
La parole de Dieu reste une expression polysémique, c’est une croyance postfigurative dans la bouche des fondamentalistes (inerrance de la Bible), un concept préfiguratif chez les libéraux (la parole de Dieu corrélative de la culture), une conception configurative pour les intégristes (le Tradition interprète des Écritures). Elle-même, elle se qualifierait sans doute de prophétique et alternative. Pour cela, au lieu que ce soit nous (êtres humains de toutes langues et latitudes, anciennes et nouvelles générations réunies) qui fassions parler Dieu, écoutons si sa Parole ne nous interpelle pas, tous ensemble et chacun personnellement, femme ou homme, ici et maintenant, où que nous soyons.

Jacques Gruber



Novembre 2013

LA  COURONNE  D’ÉPINES

 

vérité, Églises, sciences, femmes, arts, religions, Auschwitz, théologiens


Les Arts

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LA  COURONNE  D’ÉPINES

J’AI PARCOURU LE MONDE
les arts (liberté créatrice)
« Le jour advint où les Fils de Dieu se rendaient à l’audience du Seigneur. Satan
 vint aussi parmi eux. Le Seigneur dit à Satan : ‘‘D’où viens-tu ?’’ _  ‘‘De parcourir le
 monde, répondit-il et d’y rôder’’. Et le Seigneur lui demanda : ‘‘As-tu remarqué mes serviteurs les artistes ? Ils n’ont pas leurs pareils sur la terre. Ce sont des gens qui me respectent, me rendent hommage et me magnifient’’. Mais Satan répliqua au Seigneur : ‘‘Est-ce pour rien qu’ils te respectent et te rendent hommage ?  Ne les as-tu pas protégés, n’as-tu pas fait leur fortune ? Tu as béni leurs entreprises et leurs œuvres sont répandues partout dans le monde. Mais retire-leur ton soutien. Je parie qu’ils te maudiront en face !’’. Alors le Seigneur dit à Satan : ‘‘Soit ! Je les laisse à eux-mêmes. Je ne permettrai cependant pas que personne touche à leur créativité’’. Et Satan se retira de la présence du Seigneur » (paraphrase de Job 1/6-12).
Nous retrouvons dans ce texte plusieurs traits typiques de la révélation biblique. D’abord, l’irruption du mal : le serpent de la Genèse, Satan ici, le Tentateur dans les récits synoptiques de la tentation de Jésus au désert. La Bible ne nous explique jamais l’o­rigine du mal, il semble toujours être déjà là. Peut-être que si elle nous donnait cette explication aujourd'hui nous ne serions pas en mesure de la supporter.
La réflexion que l’on peut faire (mais c’est une réflexion tout humaine), c’est qu’une véritable création, qui n’est pas une émanation et que son Créateur n’abandonne pas aussitôt, implique de ce dernier qu’il soit à la fois transcendant et communiquant. S’il y a relation, celle-ci s’inscrit dans un partenariat, mais toute réalité immanente dynamique a la contradiction interne pour moteur. 
Il ne s’agit pas du fait que le Créateur ne saurait exister sans susciter un Anticréateur (non un Adversaire, mais un Contradicteur), mais de ce que, dès lors qu’il y a immanence dynamique, il y a des possibles et des contre-possibles. Le sort de la création, enrichie de tous les pos­sibles qui lui conviennent, est d’être habitée par des mouvements contrariants. Jusqu’au sein de notre condition humaine, où vivent des tendances masochistes, où se rencontre ce que Nietz­sche appelle l’A­mor fati.
Satan, n’est ni un autre Dieu, ni un Dieu secondaire, mais un ‘‘accusateur’’, un ‘‘contradicteur’’ (plus qu'un contestataire, un déconstructeur, un décréateur) un être créé qui n’existe qu’à partir de
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l’œu­­­vre de Dieu, pour la contester. Qui ne peut donc exister qu’après que Dieu ait réalisé son œuvre de salut et de création. Il possède un pouvoir alors que l’on peut (nous le voyons à propos d’Auschwitz) penser que la toute-puissance de Dieu, sa seigneurie, n’a rien d’une hyperpuissance exerçant un pouvoir discrétionnaire.
L’Adversaire possède un pouvoir, mais ce pouvoir n’existe que comme contesta­tion de Dieu, (de son œuvre, pas de sa personne). Il a la possibilité d’aller loin dans cette contestation, mais rencontre toujours la limite imposée par Dieu.
Pour l’Israël biblique, la mer représente la menace permanente. L’univers vivable est comme une bulle au sein d’un océan. L’eau peut y pénétrer à travers le firmament et tout détruire par un Déluge, elle peut monter de la terre, elle se brise sur la côte de Sidon à Achqelôn. De même que Dieu a mis des bornes à la mer « Tu viendras jusqu’ici, pas plus loin » (Job 38/11), Satan ne peut disposer de Job qu’autant que Dieu le permet et dans les limites qu’il fixe.
S’il va au-delà, comme dans le cas d’Auschwitz, où ses suppôts se sont arrogé le droit de déshumaniser des êtres humains avant de leur enlever la vie, il entre en sursis (relisons la parabole de l’ivraie dans Matthieu 13). La défaite historique de ses troupes le contient dans l’histoire jusqu’à ce qu’une reprise (ou répétition) de type kierkegaa­r­dien sonne son jugement dernier. Le terme de reprise est préférable à celui de répétition, la répétition n’apporte rien de plus, alors que la reprise comporte l’idée d’un renouvelle­ment, d’une recréation.

*
Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui font comme Satan, du moins : question de parcourir le monde. En ce qui me concerne, je l’ai fait de plusieurs manières : en m’ins­tallant, tour à tour, dans des villes et dans des villages, déménageant assez souvent ; en m’engageant dans divers combats de libération ;  à travers, les émissions de radio et de télévision, les musées et les expositions, le cinéma, les vidéo-cassettes, les CD-Rom, Internet, mais aussi grâce à quelques modestes voyages.
 J’ai vu l’angoisse et l’inquiétude au nord, la passion de la mise à mort et celle du martyre au sud. La mélancolie et l’activisme sous les brumes nordiques, l’épa­nouis­sement des formes et des sens aux pays du soleil et de l’indolence. Ici, un monde de cou­leurs estompées et d’introversion, là un spectacle bariolé et des manifestations bru­yantes extraverties.

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A l’ouest, j’ai pris connaissance des autobiographies démoniques désenchantées, écrites, peintes, fil­mées, sculptées ou dansées. A l’est, ce sont des plongées dans les profondeurs où l’ê­tre humain s’enracine dans la terre natale. Les artistes maudits, les écrivains incompris ou incompréhensibles, les metteurs en scène qui dirigent leurs acteurs comme de vrais Pygmalion et les monstres sacrés se suivent et s’engendrent par une sorte de génération démiurgique.
Les grottes ornées nous trans­­portent dans l’univers tropical d’une Eu­rope préhis­to­rique. A côté des phantasmes (grilles, points colorés) nés de l’extase chamanique in­ter­con­tinentale, elles inscrivent des silhouettes humanoïdes chancelantes, tordues ou transpercées qui évoquent les douleurs endurées au cours de la transe. Elle nous com­mu­niquent les comportements des êtres humains qui exorcisaient les animaux contenus dans la roche, et évoqués par ses contours, au sein du monde souterrain, demeure des esprits, afin de prendre le dessus sur eux (note 27).
Vingt-cinq millions d’années plus tard, le monde qui est à la pointe du déve­lop­pe­ment scientifique et technique revient à ce stade, mais artificiellement. Sa jeunesse se retrouve dans l’obscurité des salles de danse techno, pour s’abandonner aux rythmes des corps dopés par les excitants softs ou hard, au milieu des spots colorés, à la recherche d’émotions fusionnelles et dans une sorte de partie de chasse.
Nous sommes bien de la même espèce, sinon qu’aujourd’hui, dans l’art popu­laire des bandes dessinées, des dessins animés et des films, la magie s’accom­pagne d’un parti-pris de laideur et d’horreur servi par des techniques de pointe et des effets spé­ciaux. Autrefois, la créativité fonctionnait comme fabulation, les mythes, fables et légendes renvoyaient bien à la libido, mais à l’insu de leurs auteurs. Aujourd'hui, les artistes, littérateurs et stylistes utilisent crûment les fantasmes issus des profondeurs du psychisme, univers implicite que les offenses ou les affronts d’un monde d’arte­facts, livré mondialement à la standardisation et au mercantilisme, ont bien souvent trauma­ti­sé.
            La présence magique et les pratiques qui permettent d’atteindre la transe et dont s’inspirent, chez nous, l’art brut et la musique techno est toujours vivante de part et d’autre de l’é­­quateur. Plus loin à l’est, le foisonnement des sensations et des sentiments

(27) Thèse contestée de Jean Clottes et David Lewis-Williams, Les Chamanes de la préhistoire, 1996, réédition, avec les actes de la controverse, La Maison des Roches, 2001.

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s’ex­prime dans les accumulations de figures respirant la sérénité ou le charme, mais, parfois aussi, grimaçantes ou lubriques, tandis que la libération se transmet dans le calme des jardins de gravier ou dans le style épuré des figures tutélaires au sourire énig­ma­tique.
En Chine, comme au Japon, l’écriture est un dessin et les dessins ont quelque chose d’une écriture. Que ce soit sur les objets de poterie, le jade, la plaquette de bois, le papier de riz, la soie, les paysages lavés ou tourmentés, les plantes épanouies sont plus présents que les êtres humains et les animaux. Comparés à ceux des personnages des fresques italiennes de la Renaissance, les visages, lorsqu’ils ne sont pas là pour expri­mer un sentiment humain porté à son paroxysme, sont empreints d’une sérénité lisse et dé­per­son­nalisante, le portrait est exceptionnel, l’auto­portrait, comme celui de Chitao (der­nier tiers du XVIIème siècle), est rarissime. Le nu est absent des Empires du Milieu et du Soleil levant (note 28). La précision du détail ne le cède en rien aux larges a-plats de couleurs. La perspective avait été la conquête de la Renaissance, l’ab­sence de toute perspective et, semble-t-il, même des ombres, chez les chinois et les japonais, a ouvert la voie à la peinture qui va de Paul Gauguin à  Henri Matisse et même à Nicolas de Staël.
En Extrême-orient, la sculpture (hindouiste ou bouddhiste), si elle ne fait pas corps avec la nature, la recompose dans des amoncellements architecturaux de figura­tions tantôt sereines, grimaçantes ou aguichantes, composant un monde confusionniste qui correspond assez au monstrueux sublime qui est le visage du divin selon Nietzsche.
Au Proche et au Moyen-orient, le refus de toute représentation humaine provo­que l’es­sor de la calligraphie, des décors floraux, des signes, qui enluminent les manu­scrits, peuplent les tapis, composent les murs de faïences. Dépouillement n’est pas pauvreté. L’architecture calviniste moderne, pourrait s’inspirer de l’esthétique zen, et de l’art décoratif islamique, plutôt que de reproduire des architectures moyenâgeuses ou de copier le style cubiste des bâtiments publics récents.

*
Or voici que les techniques de l’image, du son, de la reproduction ont obligé les artistes occidentaux à une révision déchirante. Elle se traduit par l’abstraction, par le

(28) François Jullien, De l’essence du nu, Le Seuil, Paris, 2000

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désassemblage de l’être humain et de son univers ou par la volonté prométhéenne de dire, à la fois, tous les aspects d’un même visage, d’un même objet. L’ingénieur, créa­teur de formes nouvelles (les ouvrages de Gustave Eiffel, par exemple), est apparu comme un rival. La Station Mir, photogtaphiée dans l’espace, a tout d’un objet d’art. Quelques artistes (dont Fernand Léger) mus par l’idéologie communiste, ont voulu exalter le travail humain, mais c’est le design qui a réussi l’accord entre les techniques et matériaux nouveaux, l’ex­pression artistique et l’art de vivre au quotidien des masses. Jusqu’en 1992, des artistes plasticiens ont pu être émus de jalousie par le côté dé­miurgique des biotechnologies, aujourd'hui, c’est la désillusion.
L’Occident se nourrit de tout ce qui se dit, se chante, s’écrit, se danse, se tisse, se peint, se sculpte, s’édifie, se joue dans le reste du monde. Cependant l’art contemporain ne peut cacher que ces apports enrichissants ne sont pas le remède véritable à la crise ouverte par les sciences et les techniques.
André Malraux, dans l’une des entrevues télévisées qu’il avait accordées à Jean-Marie Drot, exprimait l’idée que la télévision serait la dernière grande mutation de l’art. Rien de pareil ne s’est produit et tout semble contredire cette vision. Les médias sont des moyens de communication, ce ne sont pas des outils de création artistique comme le film. Ce à quoi les médias se prêtent, c’est le métissage et le syncrétisme culturels.
L’inspiration chrétienne, biblique et plus particulièrement évangélique, quand elle n’est pas objet de détournement, a pris le chemin du musée. Le discours que tiennent les fresques, les tableaux, les mosaïques, les sculptures, les vitraux, les archi­tec­tures chrétiennes, est devenu anecdotique et aussi étranger pour l’occi­den­tal con­tem­po­rain que pouvait l’être la mythologie gréco-romaine en chrétienté. On admire le travail, mais le message échappe. Seule la musique (indépendamment des paroles qui l’accom­pagne) garde intact son pouvoir de communiquer des émotions universelles.
Il s’est passé, dans l’art, ce qui s’est passé dans les sciences et dans la philoso­phie : une détotalisation. Jusqu’à la Belle époque (brutalement terminée en 1914), l’art figurait le monde. Dans ces années pourtant, on a senti le présage d’une mutation. Les formes se sont mises à fondre, les femmes ont pris des allures végétales, les ciels se sont brouillés, des héros fantastiques et des monstres mythologiques ont reparu ou ont été in­ven­tés. Cette mutation s’est poursuivie pendant tout l’en­tre-deux guerres, particulière­ment avec la Brücke, le Blaue Reiter, le cubisme, le dadaïsme, le surréalisme, l’ex­pres­sionnisme, les fauves. Elle dure toujours, se poursuivant dans les
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arts populaires comme le roman, le film, le dessin animé et  la bande dessinée de fiction, mais, dès lors qu’elle existe pour elle-même, elle perd en crédibilité.
Jusque là, de même que Dieu était Un, les valeurs (le vrai, le bien, le beau) formaient un seul et même firmament. A la co-inhérence divine, faite de trois Personnes ni confondues, ni séparées, mais distinctes, cor­respondait une valeur suprême, une coïn­ci­dence, qui intégrait en dernière analyse toutes les valeurs et, dans le domaine de l’art, tous les arts ; l’histoire parcourait ses étapes dans le sens du progrès, du bonheur joint à la vertu et de la beauté.
Désormais, nous vivons dans un univers artistique fait, ‘‘simultanément’’ (comme aimaient à le dire Sonia et Robert Delaunay), de valeurs, de contre-valeurs et d’anti­va­leurs. De même que Job se trouve entre son Créateur et l’Accusateur, le faux se situe entre le vrai et le falsifié ; le laid, entre le beau et l’affreux ; le mal, entre le bien et la méchanceté, toutes les langueurs et les remords entre la tendresse et la sauvagerie. L’artiste maudit contemporain se trouve entre les valeurs bourgeoises (dont Dieu fait partie) et l’envers du monde (la culture underground), entre le Bon-Dieu et le Diable. De même, l’enfant découvrant qu’il a reçu la vie de l’acte sexuel accompli par ses parents.
L’axiologie contemporaine (discipline qui concerne les valeurs) pose que le laid, le faux, le mal (inséparables du beau et de l’affreux, du vrai et du falsifié, du bien et de la méchanceté) représentent la condition humaine générale. Cela ne nous renvoie pas à  une moyenne humaine misérabiliste, mais à des résultantes de tensions ou, à vrai dire : de défis, entre :
 les antivaleurs :                la médiocrité :                         les valeurs ____:
les imitateurs                    l’art pompier et                     les arts préhistoriques                 
et faussaires                        le kitsch                                    et  premiers______                               
la caricature                   ce qui est sans grâce,          le bonheur dans la nature
ou le burlesque            déshérité, mis au rebut                    ou dans l’art______
l’ignorance                      ce qui est bête,                             l’intelligence 
et le mensonge               erroné ou dévoyé                           et la véracité_____
    la veulerie                 ce qui est médiocre                            le courage
 la  méchanceté                        abîmé                                      la probité
   ou la perversité              ou malveillant                               et la justice_____                                                                 

Ainsi, l’être humain, contre-valeur de Dieu se trouve entre le Créateur et Satan (la Valeur et l’Anti-valeur), le chrétien contre-valeur du Christ est placé entre la Valeur qu’est le Ressuscité et l’antivaleur qu’est l’Antichrist.
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L’argument du Livre de Job est celui-ci : le Juste est le sujet-qui-n’en-peut-mais objet d’un litige entre son Créateur et l’Accusateur de l’œuvre de ce dernier. L’être humain se trouve divisé (dia-bolisé) entre ce qu’il veut et ce qu’il fait (Rm 7/19), le chrétien est le sujet d’une contestation de l’œuvre de Christ par l’Anti­christ. Sachant que Satan et Antichrist personnalisent notre volonté de puissance et notre capacité de nuisance, auxquelles s’ajoutent nos contre-performances.

*
Dans ces conditions, l’expression artistique de la foi chrétienne restera inadaptée aussi longtemps qu’elle n’aura pas compris que l’art sacré n’est pas de l’ordre de la théâ­tralisation (à ne pas confondre avec la transfiguration), qu’il peut être de l’ordre du symbolique, mais qu’il est certainement de l’ordre de l’intériorisation d’une parole, issu d’un corps-à-corps avec une parole de Dieu vivante et qui exprime, dans la spontanéité, les enchantements (illusions ou espoirs), les désenchantements (dés­il­lusions ou déses­poirs) ainsi que les quêtes (désirs, aspirations, envies) des êtres humains tels qu’ils sont, dans leur nudité au sens de Genèse 3 vu plus haut (p. 45). Avec leurs frustrations, leurs passions, mais aussi avec leur capacité à créer, leur aptitude à l’humour, leur générosité dans le don total d’eux-mêmes, parfois jusqu’à la folie, pour quelqu’un ou quelque chose qui les dépasse : Graal, Dulcinée, pierre philosophale,  Église universelle, scien­tisme, lendemains qui chantent, Reich millénaire, Vaudou, dieux et démons, l’Homme, l’Inhu­main et l’A­mour.
L’art est le domaine par excellence de la liberté créatrice, cela veut dire qu’il se doit d’intégrer l’incohérence, l’inachèvement, l’insatis­faction et l’é­chec. Compte tenu de ces dangers, toujours de nouveau vécus et surmontés, l’art n’en est pas moins notre couronne. Il est ce qui peut le mieux exprimer, non pas l’image de Dieu, mais notre humanité, notre nudité face à nous-mêmes, en présence des autres, confrontés au Grand Autre de Jacques Lacan. Du moment que c’est sans complaisance et que nous acceptons d’en payer le prix..
Le danger qui guette l’art contemporain est la trop grande liberté l’absence de contraintes naturelles. Il est aussi d’ériger en système et en style ce qui ne peut jamais être qu’une réussite exceptionnelle. La beauté se dégage, sans contredit, du bucrâne de Picasso fait d’une selle et d’un guidon de vélo ramassés sur une décharge, cela ne veut pas dire que tout contenu d’une poubelle renversée, présenté par terre selon un certain
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désordre, puisse être intitulé ‘‘Sculpture contemporaine’’. Les collages picturaux, la sculpture au chalumeau relèvent d’un travail syncrétiste de bricolage qui pense réconcilier art et modernité.
De même qu’il n’y a pas d’Accusateur de Dieu (de Satan) sans d’abord une œuvre créatrice de Dieu, pas d’Antichrist sans d’abord une œuvre de salut du Christ,  il n’y a pas d’anti­va­leurs s’il n’y a pas d’abord l’intuition de la valeur que représente la créativité humaine à laquelle le Seigneur ne permet pas que l’on touche, tout comme à l’en­gendrement, la conception, l’enfantement des êtres. Car procréation et créativité ont les promesses de la vie éternelle dont elles sont les arrhes.
Nous ne pouvons cependant pas nous voiler la face : au cours du siècle écoulé, l’être humain a porté atteinte à la procréation et à la créativité. Il est arrivé ce que le Livre de Job nous montre, en ce qui concerne le monde animal, qui, placé entre son Créateur et l’Accusateur, a produit des monstres tels que Behémoth ou Léviathan.
Les visions de Bêtes fabuleuses, auxquelles l’apo­ca­lyptique (Da 7, Ap 12, 13, 17) recourra, expriment la laideur et l’hor­reur de l’inhumain, le pouvoir qu'il exerce et même l’ascen­dant qu’il possède sur nous. La révolution de l’art contemporain consiste en ce qu’il nous renvoie les images de l’inhumain. Vu sous cet angle, il est un commen­taire de l’Apocalypse. S’il ne commente pas aussi le message d’espérance de ce Livre, c’est peut-être notre faute.

*
Au­jourd'hui nous sommes dans ce moment de la prophétie où les artistes ont toute liberté de maudire Dieu en face et ne s’en privent pas. Nous ne savons pas quelle sera la suite. Les artistes ne collent pas avec le personnage de Job, nous sommes engagés dans l’écriture collective d’un nouveau poème dont nous connaissons le début, mais dont nous ne pouvons pas préjuger des péripéties, moins encore de la fin. Nous avons cependant un point de repère : nous pouvons nous poser la question de savoir où le bât nous blesse : est-ce parce que nous nous situons encore entre Dieu et Satan ou déjà entre le Christ et l’Antichrist ? Il y a plus qu’une nuance entre les deux.

Jacques Gruber



Décembre 2013

LA  COURONNE  D’ÉPINES

 

vérité, Églises, sciences, femmes, arts, religions, Auschwitz, théologiens



la religion et les religions 1

LE MESSAGE DE LA NATIVITÉ


Parmi les épines de la couronne de Jésus dans sa Passion, il y a les religions. Ce mot, appliqué à Jésus, peut aboutir à plusieurs formes. Suite aux vicissitudes d’une longue traversée de l’histoire, le témoignage évangélique a donné naissance à des reli­gions instituées du Christ, des cultes de Jésus, portes ouvertes pour toutes les pratiques des religions, pour tous les cultes connexes, qui ont vite fait de prendre le dessus sur la parole de Jésus, sur le témoignage rendu en parole et en actes à sa parole. Sans doute que la mise en œuvre de sa parole et de ses actes n’a ja­­­mais cessé de s’attester à côté, mais cela a toujours été la lutte du pot de terre contre le pot de fer ; contre les pots de fer : celui de l’Église devenue institution du Salut, celui de l’École devenue idéologie de la Raison.
Les épines qui blessent le front du Christ dans sa Passion en cette saison, nous les connaissons : c’est la Nativité devenue Noël, l’adoration du bébé dans la crèche, amorce d’un culte de Jésus et, par extension, d’un culte de sa mère et, pourquoi pas, un rituel du sapin.
 Pour le début, recevons à nouveau, le témoi­gnage de la Nativité.

« Paix sur la terre,
bienveillance pour tout être humain,
la grâce,
- qui n’a ni commencement ni fin -
est donnée à chacun  ».
(paraphrase personnelle de Luc 2/14


Tolérance ou bienveillance ?

En 1789, Jean Paul Rabaut-Saint-Etienne (né en 1743 -il a alors 46 ans- guillotiné en 1793), membre de la Constituante, participant à la rédaction des Droits de l’homme et du citoyen, votée le 28 août 1789, fils d’un pasteur du Désert (1685 –Révocation de l’Édit de Nantes- à 1787, Édit de tolérance, une durée de cent ans) demande que l’on n’inscrive pas « tolérance », mais « liberté de conscien­ce ». Réaction qui s’explique par le récent souvenir de l’Édit de tolérance promulgué à l’en­droit des protestants en 1787. Rabaut  veut autre chose et mieux que la tolérance entre les êtres humains. Cela m’amène à me poser la question : Qu’est-ce qui vaut mieux que la tolérance dans les relations interreligieuses ? (note 29)

Liberté de conscience, liberté religieuse concernent l’amour du prochain étendu à l’humanité dans son ensemble, ce sont des thèmes que nous côtoierons ici à plusieurs reprises, car ils touchent de près aux relations interreligieuses.

(29) ‘‘Aimer son prochain comme soi-même dans les relations interreligieuses’’, conférence donnée à la Synagogue de Sucy-en-Brie, dimanche 21 février 2000 à 16 h. Texte retouché et augmenté.

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La bienveillance de Dieu a sa racine dans les expressions de la Tôrâh qui nous parlent de Dieu qui ‘‘tourne sa face vers nous’’.

A cette notion correspond, dans l’Évangile, le terme d’eudokia  (que l’on a parfois donné pour une traduction de l’hébreu HêN (de HâNaN) qui signifie plus précisément ‘‘grâce’’. Le terme est rare dans l’Évangile, il est utilisé deux fois dans le texte paulinien d’Éphésiens 1 (vv. 5 et 9) pour parler de la venue du Christ en Jésus.

Le mot d’ ‘‘eudokia’’ peut être traduit, selon le contexte : par bon plaisir, bienveillance, satisfaction, faveur, bien-aimé. Comme équivalent de ‘‘HéN’’ (de HâNaN) : il signifie : porter le regard, se pencher vers quelqu'un. Ce mot est employé à plusieurs reprises dans la Tôrâh pour la bienveillance de Dieu (ex : Ex 34/6-ss, Ps 32/1-sq, la notion est traduite en grec par ‘‘charis’’ –grâce-) il est employé pour l’établisse­ment d’une nouvelle alliance en Jé 31/31-sq, Ez 14/25, 36/26-s.

C’est un équivalent de l’expression par laquelle est signifiée dans la Tôrâh  l’i­ni­tiative de Dieu. ‘‘Tourner sa face vers’’, ‘‘faire briller, rayonner sa face’’, c'est à dire ‘‘manifester sa bienveillance’’. Il s’agit de Dieu lui-même en tant qu’il se tourne vers les êtres humains, attentif à eux (‘‘la Face’’ est une manière de parler de Dieu sans dire son nom, c’est le ‘‘devant Dieu’’).

En revanche, ‘‘tourner sa face con­tre quelqu'un’’ c’est lui manifester sa colère, le Jugement, ‘‘cacher sa face’’, c’est ne plus se révéler, on ne peut voir Dieu face à face sans mourir (l’expression est prise en un sens figuré pour aller au Temple, c'est à dire : se présenter devant la face du Seigneur, De 31/11, par exemple), dans le Chéôl, on est ‘‘loin de sa face’’. Dans le johannisme, « Si la Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ » (Jn 1/17)

Dans les deux passages d’Éphésiens 1/5, 9, eudokia est traduit par ‘‘bien­veil­lance’’, con­naissant le lien entre Paul et Luc, je donne la même traduction pour le texte de la Nativité (Lc 1/14) : « Paix sur la terre aux êtres humains, objets de la bienveillance de Dieu ». Que nous soyons Juifs ou chrétiens, il me semble que l’attitude juste vis à vis des religions soit la bienveillance plutôt que la tolérance.
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Les autres traductions : TOB « pour ses bien-aimés », Bible de Jérusalem :« aux hommes qu’il aime », Osty « aux hommes qui ont sa faveur », faisant appel à l’amour en général, me semblent moins bonnes.

On pourrait interpréter « ses bien aimés » au sens de ‘‘prédestinés’’ ou d’ ’élus’’ (ce qui serait, en un sens, paulinien), alors que « les êtres humains objets de sa bienveil­lance » englobe l’humanité (où « il n’y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme », Ga 3/28) dans sa totalité. Dans Matthieu 11/26 et son parallèle Luc 10/21, la bienveillance de Dieu réserve la connaissance du salut aux petits enfants à l’encontre des sages et des intelligents.

Le point de départ choisi ici vaut également pour la réflexion sur l’étranger, notre prochain, mais je me limiterai à l’amour du prochain tel que nous pouvons le vivre entre croyants de religions différentes. Bienveillance de Dieu à l’égard d’Israël d’abord, mais aussi pour les nations, nous sommes en présence d’un acte universel.

Message de la nuit de la Nativité pour les chrétiens, c’est Dieu venant dans notre humanité, non de l’extérieur (métamorphoses, avatars, hypostases, visions), mais de l’in­­térieur, naissant d’une femme juive, du plus profond de notre humanité (et donc du sein même de la nature, objet, elle aussi, d’un respect particulier à cause de cela) et du sein d’Israël. L’ange dit de donner le nom de ‘‘IéChouaHr’’(salut) à l’enfant qui naît cette nuit-là. Comme la techouvah s’accompagne d’une réparation en actes (le tikkoun), la bienveillance de Dieu est une déclaration qui se réalise dans un engagement concret.

Cette réflexion peut remplacer la théologie de l’expiation  (il a fallu que Dieu se satisfasse lui-même) : il a fallu que Dieu aille au bout du don humain pour que la gratitude et le retour sur soi s’opèrent chez un être humain replié sur le noyau dur de son moi ou à la recherche du Soi.

Grâce à la découverte de la bienveillance de Dieu à l’égard de l’humanité et de moi-même je prends conscience que je suis un être humain pécheur (qui n’aime pas Dieu et pas son prochain, ce qui est source d’une existence injuste), j’en prends cons­cience dans la gratitude et non plus dans la culpabilisation. La bienveillance de Dieu, c’est sa Justice.
page 92

Qu’est, et que n’est pas, la bienveillance (d’une façon générale) ?

La bienveillance est une manière favorable de regarder l’autre. Ce n’est pas fer­mer les yeux, être indulgent (ne souhaitons-nous pas un Dieu indulgent plutôt que bienveillant ?). C’est encore moins être condescendant, mais ce n’est pas non plus tout à fait la miséricorde (la bienveillance est plus pédagogique, elle respecte plus la dignité de l’être humain), la sollicitude  ou la pitié. Mieux encore que la compassion, c’est miser sur quelqu'un  en connaissance de cause, sachant quelle est la faiblesse, sa faillibilité et en dépit de cette faiblesse et de cette faillibilité.

L’adepte d’une autre religion qui est à côté de moi est, certes aussi pécheur, et cela le rapproche de moi, mais, à travers la bienveillance de Dieu pour tout être humain, il est aussi appelé à devenir plus et mieux encore un être humain. La bienveillance est l’at­titude pédagogique du maître qui, ayant décelé les lacunes et jugé le degré d’in­compétence de son élève, ne veut pas l’écraser, mais lui donner les moyens de changer, le stimuler à progresser (Dieu donne ce qu’il ordon­ne, Augustin). Le pédagogue veut le mieux, et même le meilleur, de son élève, Dieu nous demande la perfection parce que, lui, à la différence des pédagogues humains, peut nous y faire parvenir (« Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent [… et] vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait », Mt 5/48).  La bienveillance crée la confiance et donne le désir de progresser.

La bienveillance est un acte gracieux, nous ne la cherchons pas (les rites par lesquels les êtres humains cherchent à s’attirer la bienveillance de la part de Dieu ou des dieux nous renvoient à une religion extérieure), elle est toujours un don inattendu.

La bienveillance ne découle pas du respect, elle en est la source et qui dit res­pect, ne dit pas tabou. La destruction des tabous est bonne lorsqu’il s’agit de démysti­fier, elle est mauvaise quand elle est animée par le seul principe de plaisir et que l’as­somp­tion de l’animalité qui est en nous fait l’objet de complaisance. La bienveillance de Dieu ne signifie pas qu’il serait devenu objet de nos familiarités, elle est un effet de sa sainteté.
Calvin tenant d’une doctrine de la double prédestination éternelle refusait, par ailleurs, tout esprit de jugement : « Nous devons être affectionnés à souhaiter le salut de tous » (note 30). Autrement dit : appelés à regarder tout un chacun a priori comme sauvé.

(30) Institution de la religion chrétienne (1559-1560), dans les dernières lignes du chapitre XXIII du Livre III
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De même que dans la parabole du samaritain, le prochain est celui qui s’appro­che de l’homme à demi mort pour le secourir, ici la bienveillance est celle de Dieu qui vient jusqu’à nous en Jésus à telle enseigne que les chrétiens lui donnent le titre de ‘‘Seigneur’’.

L’interprétation à laquelle je parviens est alors celle-ci : ‘‘Tout être humain est désormais objet de la bienveillance de Dieu’’, ‘‘A partir de maintenant, regardez tout être humain comme étant objet de la bienveillance de Dieu’’. D’ailleurs, dans la para­bole du Samaritain, ce dernier est à la fois Dieu qui vient jusqu’à l’être humain et l’être hu­main qui s’approche de son semblable. Le semblable n’est pas le prochain, mais il peut le devenir.

De là, je pose le sujet dans les termes suivants : je vis ma foi de l’intérieur : Jésus est le Messie, le Christ, la Bible à travers ses deux volets –Tôrâh et Évangile  – et sous l’action du Saint Esprit, m’adresse la parole de Dieu, par conséquent, aimer mon prochain d’une autre religion comme moi-même, le regarder dans la bienveillance de Dieu, c’est comprendre que ses croyances, ses rites, son espérance, sa discipline, sa liberté, qui m’arrivent nécessairement comme quelque chose d’ex­té­rieur, qui peut me scandaliser ou me faire sourire, cet être humain d’une autre religion le vit, lui aussi, de l’in­térieur. Du plus profond de son être. Aimer le prochain d’une autre religion comme soi-même, c’est respecter le fait qu’il vit sa religion de l’in­térieur comme moi-même je souhaite que l’on me fasse crédit que je vis la mienne.

Rappelons-nous de la règle d’or du Sermon sur la Montagne : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux «  (Mt 7/12) (cette règle se retrouvera chez Maïmonide, mais au XIIe siècle). Expression positive de la règle que l’on trouve ailleurs : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas que l’on vous fasse ». Dieu seul peut être universellement bienveillant, nous ne pouvons qu’être les témoins actifs de cette bienveillance, mais c’est là beaucoup. C’est une religion de témoignage au lieu d’un culte de Jésus.

J’écris ces lignes au moment où l’on célèbre la tolérance à l’occasion du décès de Nelson Mandela, en République d’Afrique du Sud et alors que des musulmans et des chrétiens s’entre-tuent à Bangui, au Centre-Afrique. Le message de la Nativité a plus que jamais besoin d’être proclamé, entendu et reçu. Il est bon d’en parler même si cela paraît académique, afin que l’intelligence de ces paroles libératrices soit mieux fondée.

Mais nous n’avons pas encore dit tout ce qu’il faut à propos de ces épines sur le front de Jésus dans sa Passion que peuvent être la religion et les religions ; je poursui­vrai au mois de janvier prochain.


Jacques Gruber




        Du même auteur : « La Représentation de Dorothée Sölle, Revue d’histoire et de philosophie religieuse, Strasbourg, 66ème année, 1986, n° 2 et 3 ;
Entendre la Parole. Le témoignage intérieur du Saint Esprit, Paris, Édi­tions du Cerf, 2003,
« Vous serez mes témoins ». Pour un temps de confusion et de mutations, Paris, Éditions du Cerf, 2009.

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